Barnabé Rudge - Tome II
avait été tout d'abord
divisée en quatre sections ; celles de Londres, de
Westminster, de Southwark et d'Écosse. Chacune de ces divisions se
décomposait elle-même en divers corps, dont la figure et les
contours, étant loin d'offrir un ensemble uniforme, présentaient au
premier coup d'œil un ordre auquel il était impossible de rien
comprendre, excepté peut-être pour les chefs et les
commandants : car, pour les autres, c'était comme le plan de
bataille qui n'est pas fait pour être compris du simple soldat,
dont l'affaire est de se faire tuer en attendant. Pourtant, il ne
faudrait pas croire que ce grand corps n'eût pas une méthode à lui.
Car il n'y avait pas cinq minutes qu'on avait commandé le
mouvement, que déjà la masse s'était répartie en trois grandes
sections, prêtes à passer chacune, selon les ordres donnés
antérieurement, la rivière sur un pont différent, et à se diriger
par détachements séparés sur la chambre des Communes.
C'est à la tête de la section qui avait pour
direction le pont de Wesminster, que lord Georges Gordon prit sa
place. Il avait Gashford à sa droite et autour de lui une espèce
d'état-major composé de sacripants et de coupe-jarrets. La conduite
de la seconde section, qui devait passer par Black-friars, était
confiée au Comité d'administration, composé de douze citoyens. La
troisième enfin, qui devait prendre London-Bridge, et traverser les
rues d'un bout à l'antre pour mieux faire connaître et apprécier
leur nombre aux bons bourgeois de Londres, était commandée par
Simon Tappertit (assisté par quelques officiers subalternes, pris
dans la confrérie des Bouledogues unis), par Dennis, le bourreau,
et quelques autres.
Au commandement de :
« Marche ! » chacun de ces grands corps prit le
chemin qui lui était assigné, et se forma dans un ordre parfait, et
dans un profond silence. Celui qui traversa la Cité surpassait de
beaucoup les autres en nombre, et tenait une si grande étendue,
dans son développement, que, lorsque l'arrière-garde commença à se
mettre en mouvement, la tête était déjà à plus de quatre milles en
avant, quoique les hommes marchassent trois de front, en emboîtant
le pas.
En tête de cette division, à la place que
Hugh, dans la fougue de son humeur folâtre, lui avait assignée,
entre ce dangereux compagnon et le bourreau marchait Barnabé, et
bien des gens qui plus tard se rappelèrent ce jour-là n'oublièrent
pas non plus la figure qu'il y faisait. Étranger à toute autre
pensée qu'à son extase passagère, la face animée, l'œil étincelant
de plaisir, sentant à peine le poids de la grande bannière dont il
était chargé, et ne songeant qu'à la faire briller au soleil et
flotter à la brise d'été, il avançait, plus fier, plus heureux,
plus exalté qu'on ne peut dire : c'était peut-être le seul
cœur insouciant, la seule créature innocente de toute l'émeute.
« Que pensez-vous de ça ? lui
demanda Hugh en passant au travers des rues encombrées par la
foule, et en lui faisant lever les yeux vers les fenêtres garnies
de spectateurs. Les voilà tous sortis pour voir nos drapeaux et nos
banderoles. Hein, Barnabé ? Ma foi ! c'est Barnabé qui
est le héros de la fête ! C'est son drapeau qui est le plus
grand, et le plus beau, par-dessus le marché ! Il n'y a rien,
dans tout le cortège, qui approche de Barnabé. Tous les yeux sont
tournés sur lui. Ha ! Ha ! ha !
– Ne faites donc pas tant de tapage,
frère, dit le bourreau en grognant, et en lançant du côté de
Barnabé un coup d'œil qui n'avait rien de flatteur. J'espère qu'il
ne s'imagine pas qu'il n'y a rien à faire qu'à porter ce chiffon
bleu, comme un petit garçon qui porte sa bannière à la procession.
Vous êtes prêt à agir sérieusement, je suppose, hein ? C'est à
vous que je parle, ajouta-t-il en poussant rudement du coude
Barnabé. Qu'est-ce que vous faites là à bayer aux corneilles ?
Pourquoi ne répondez-vous pas ? »
Barnabé, en effet, n'avait d'yeux que pour son
drapeau. Pourtant, sur cette apostrophe, il promena un regard
hébété du bourreau au camarade Hugh, qui dit à l'autre :
« Il ne sait pas ce que vous voulez lui
dire ; attendez, je vais le lui faire comprendre. Barnabé, mon
vieux, écoute-moi bien.
– Je vais vous écouter, dit-il en
regardant autour de lui avec inquiétude ; mais je voudrais
bien la voir, et je ne la vois pas.
– Voir qui ? demanda Dennis d'un ton
bourru.
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