Barnabé Rudge - Tome II
dansaient, ils hurlaient, ils vociféraient autour de
ces feux jusqu'à s'en rendre malades, sans être un seul moment
troublés par personne dans ces exercices édifiants.
Quand l'attroupement quitta le théâtre du
désordre et enfila Welbeck-Street, ils rencontrèrent Gashford, qui
avait été témoin de toute leur conduite, et marchait d'un pas
furtif le long du trottoir. Arrivé à sa hauteur, Hugh, marchant de
front avec lui, sans avoir l'air de le connaître ni de lui parler,
lui glissa ces mots dans l'oreille :
« Eh bien ! maître, est-ce
mieux ?
– Non, dit Gashford, c'est toujours la
même chose.
– Qu'est-ce que vous demandez donc ?
dit Hugh. La fièvre ne commence pas par son paroxysme ; elle
va pas à pas.
– Ce que je demande, dit Gashford en lui
pinçant le bras de manière à lui laisser imprimée dans la chair la
marque de ses ongles, ce que je demande, c'est que vous mettiez
quelque méthode dans votre besogne, imbéciles que vous êtes !
Vous ne pouvez pas nous faire d'autres feux de Saint-Jean qu'avec
des planches ou des chiffons de papier ? Vous n'êtes pas
seulement en état de nous faire tout de suite un incendie en
grand ?
– Un peu de patience, notre maître !
dit Hugh. Je ne vous demande que quelques heures et vous
verrez ; vous n'aurez qu'à regarder le ciel demain soir, si
vous voulez voir une aurore boréale. »
Là-dessus il recula d'un pas, pour reprendre
son rang près de Barnabé, et, quand le secrétaire porta sur lui les
yeux, ils avaient déjà l'un et l'autre disparu dans la foule.
Chapitre 11
Le jour du lendemain fut annoncé au monde par
de joyeux carillons et par des coups de canon tirés à la Tour. On
hissa des drapeaux sur un grand nombre de flèches des clochers de
la ville. En un mot, on accomplit toutes les cérémonies d'usage en
l'honneur du jour anniversaire de la naissance du roi, et chacun
s'en alla vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires, comme si Londres
était dans un ordre parfait, et qu'il n'y eût pas encore dans
quelques-uns de ses quartiers des cendres chaudes qui allaient se
rallumer aux approches de la nuit pour répandre au loin la
désolation et la ruine.
Les chefs de l'émeute, rendus plus audacieux
encore par leurs succès de la nuit dernière et par le butin qu'ils
avaient conquis, retenaient fermement unies les masses de leurs
partisans, et ne songeaient qu'à les compromettre assez pour
n'avoir plus à craindre que l'espoir de leur pardon ou de quelque
récompense ne leur donnât la tentation de trahir et de livrer entre
les mains de la justice les ligueurs les plus connus.
Il est sûr que la crainte de s'être trop
avancés pour pouvoir désormais obtenir leur pardon retenait les
plus timides sous leurs drapeaux non moins que les plus braves.
Beaucoup d'entre eux, qui n'auraient pas fait difficulté de
dénoncer les chefs et de se porter témoins contre eux en justice,
sentaient qu'ils ne pouvaient espérer leur salut de ce côté, parce
que leurs propres actes avaient été observés par des milliers de
gens qui n'avaient pas pris part aux troubles ; qui avaient
souffert dans leurs personnes, leur tranquillité, leurs biens, des
outrages de la populace ; qui ne demanderaient pas mieux que
de porter témoignage, et dont le gouvernement du roi préférerait
sans doute les déclarations à celles de tous autres. Dans cette
catégorie se trouvaient beaucoup d'artisans qui avaient laissé là
leurs travaux le samedi matin ; il y en avait même que leurs
patrons avaient revus prenant une part active au tumulte :
d'autres se savaient soupçonnés, et n'ignoraient pas que, s'ils
revenaient dans leurs ateliers, ils seraient remerciés
sur-le-champ. D'autres enfin avaient agi en désespérés dès le
commencement, et se consolaient avec ce proverbe populaire qui dit
que, pendu pour pendu, autant vaut l'être pour un mouton que pour
un agneau. Tous d'ailleurs espéraient et croyaient fermement que le
gouvernement, qu'ils semblaient avoir paralysé, finirait, dans son
épouvante, par compter avec eux et par accepter leurs conditions.
Les plus raisonnables se disaient qu'au pis-aller ils étaient trop
nombreux pour qu'on pût les punir tous, et chacun aimait à croire
qu'il avait autant de chances d'échapper au châtiment que personne.
Quant à la masse, elle ne raisonnait pas et ne pensait à rien,
obéissant seulement à ses passions impétueuses, aux instincts de la
pauvreté, de l'ignorance, à l'amour du mal, à
Weitere Kostenlose Bücher