Barnabé Rudge - Tome II
il essaya de voir
ce que c'était que les hommes qu'il venait d'entendre causer
là.
Celui qui condamnait en termes si énergiques
le pouvoir civil, était un sergent, pour le moment employé, comme
on le voyait aux rubans qui flottaient sur sa calotte, au service
du recrutement. Il était appuyé de côté contre un pilier, presque
en face de la porte, et, tout en grommelant entre ses dents, il
dessinait avec sa canne des arabesques sur le trottoir. L'autre
avait le dos tourné au cachot, et ne laissait voir à Barnabé que sa
forme. À en juger par les apparences, c'était un bel homme, bien
taillé, bien tourné, mais qui avait perdu le bras gauche. On
l'avait amputé entre le coude et l'épaule, et sa manche flottante
et vide était croisée sur sa poitrine.
C'est sans doute à cette circonstance qu'il
dut d'attirer de préférence l'attention et l'intérêt de Barnabé. Il
avait quelque chose de militaire dans la tenue, et il portait une
toque gracieuse et une veste qui dessinait bien sa taille.
Peut-être avait-il déjà servi ; dans tous les cas il ne
pouvait pas y avoir bien longtemps, car il était encore tout
jeune.
« Bon ! bon ! dit-il d'un air
pensif. Que la faute en soit où ça voudra, il n'en est pas moins
vrai qu'il est triste de revenir dans ma bonne vieille Angleterre
pour la voir dans cet état-là.
– Je suppose que les cochons vont s'en
mêler, dit le sergent, avec une imprécation contre les émeutiers, à
présent que les oiseaux leur ont déjà donné l'exemple.
– Les oiseaux ! répéta Tom
Green.
– Mais oui, les oiseaux, répéta le
sergent d'un air bourru Est-ce que vous n'entendez plus votre
langue ?
– Ma foi ! je ne vous comprends
pas.
– Vous n'avez qu'à aller voir au
poste : vous y trouverez un oiseau qui sait leur cri de
ralliement comme pas un d'eux ; vous l'entendrez
brailler : Pas de papisme ! comme un homme, ou comme un
diable, car il prend lui-même ce titre, et franchement je crois
qu'il a raison. Il faut que le diable soit déchaîné quelque part
dans Londres. Dieu me damne ! si on voulait me croire, je lui
aurais bientôt tordu le col. »
Le jeune manchot s'était reculé de deux ou
trois pas pour filer voir l'animal, quand la voix de Barnabé
l'arrêta :
« C'est à moi, cria-t-il, moitié riant,
moitié pleurant ; c'est mon chéri, mon ami Grip. Ha !
ha ! ha ! n'allez pas lui faire du mal ; il ne vous
en a pas fait. C'est moi qui lui ai appris ce qu'il sait : ce
n'est donc pas sa faute, c'est la mienne. Vous devriez bien me
l'apporter. C'est le seul ami que j'aie à présent. Avec vous,
voyez-vous, il se gardera bien de danser, de causer ou de
siffler ; mais avec moi, c'est bien différent, parce qu'il me
connaît ; vous ne croiriez jamais comme il m'aime. Vous n'êtes
pas capable d'aller faire du mal à un oiseau, n'est-ce pas ?
Vous êtes un brave soldat, monsieur ; vous n'iriez pas faire
du mal à une femme ou à un enfant : un oiseau, c'est tout
comme.
Cette dernière supplication s'adressait au
sergent, que Barnabé, d'après son habit rouge et ses épaulettes,
jugeait d'un grade assez élevé dans les honneurs militaires, pour
pouvoir décider d'un mot la destinée de Grip. Mais ce gentleman,
pour toute réponse, l'envoya au diable comme un brigand de rebelle
qu'il était, et jurant par le sang, par la mort, par la tête, etc.,
finit par l'assurer que, si cela ne dépendait que de lui, il aurait
bientôt coupé le sifflet de l'oiseau… et de son maître par-dessus
le marché.
– Vous êtes bien brave en paroles avec un
pauvre homme en cage, dit Barnabé furieux. Si j'étais seulement de
l'autre côté de la porte qui nous sépare, et que nous fussions
entre quatre yeux, je vous ferais bientôt chanter une autre
gamme…Oui, oui, remuez la tête tant que vous voudrez… je vous
ferais chanter une autre gamme. Tuer mon oiseau !… Eh
bien ! essayez. Tuez tout ce que vous voudrez ; mais gare
aux représailles, quand ceux qui ont les mains liées pour le quart
d'heure seront en état de vous le rendre ! »
Après ce beau défi, il se jeta dans le coin de
son cachot. en marmottant :
« Au revoir, Grip… au revoir, mon bon
vieux Grip ! » Puis il versa des larmes, pour la première
fois depuis sa captivité, et se cacha la figure dans la paille.
Il avait eu d'abord dans l'idée que le manchot
aurait pris son parti, ou qu'au moins il lui aurait dit un mot ou
deux d'encouragement. Pourquoi ? c'est ce qu'il
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