Barnabé Rudge - Tome II
pouvoir
irrésistible ! »
L'aveugle haussa les épaules, et sourit d'un
air incrédule. Le prisonnier reprit sa première attitude, et ils
restèrent là muets tous les deux pendant longtemps.
« Alors, je suppose, dit le visiteur
rompant enfin le silence, que vous voilà pénitent et résigné ;
que vous n'avez plus d'autre désir que de faire votre paix avec
tout le monde, et en particulier avec votre femme qui vous a
conduit où vous êtes : en un mot que vous ne demandez pas
d'autre faveur que d'être mené à Tyburn [6] le plus tôt
possible ; que, par conséquent, je ferai bien de vous laisser
là, car je sens que, dans ces dispositions, vous n'auriez pas en
moi une compagnie bien agréable.
– Ne vous ai-je pas dit, reprit l'autre
avec rage, que j'ai lutté et résisté de toutes mes forces contre le
pouvoir qui m'a entraîné ici ? Ma vie a-t-elle été autre chose
depuis vingt-huit ans qu'un combat perpétuel, qu'une résistance
incessante, et pouvez-vous croire que je sois disposé à me coucher
par terre pour y attendre le coup de la mort ? La mort fait
horreur à tous les hommes… à moi surtout.
– Ah ! voilà qui s'appelle parler, à
la bonne heure, Rudge (mais je ne vous donnerai plus ce nom), c'est
ce que vous avez dit de mieux depuis longtemps, répondit l'aveugle
d'un ton plus familier et en lui mettant la main sur l'épaule.
Voyez-vous, moi, je n'ai jamais tué personne, parce que je n'ai
jamais été dans une situation à en avoir besoin. Je vais plus
loin : je ne trouve pas cela bien de tuer un homme, et je ne
crois pas que j'en donnasse le conseil ou que j'en eusse le goût,
dans l'occasion… parce que c'est très hasardeux. Mais puisque vous,
vous avez eu le malheur de passer par là avant notre connaissance,
et que vous êtes devenu mon camarade, que vous m'avez été utile
depuis longtemps déjà, je passe là-dessus, et je ne pense qu'à une
chose, c'est que vous n'avez que faire d'aller mourir sans
nécessité. Or, pour le moment, je ne vois pas du tout que ce soit
nécessaire.
– Et comment voulez-vous que je fasse
autrement ? répondit le prisonnier. Ne voulez-vous pas que je
grignote ces murs avec mes dents, comme une souris, pour me faire
un trou par où je m'échappe ?
– Il y a des moyens plus faciles que
ça ; promettez-moi de ne plus me parler de toutes vos
imaginations, de toutes ces idées sottes et folles, qui ne sont pas
dignes d'un homme… et moi je vous dirai ce que je pense.
– Eh bien ! dites.
– Votre honorable dame, à la conscience
si délicate, votre scrupuleuse, votre vertueuse, votre
pointilleuse, je voudrais pouvoir dire votre affectueuse femme…
– Après ?
– Elle est en ce moment à Londres.
– Qu'elle soit où elle voudra, que le
diable l'emporte !
– Je trouve ce souhait naturel. Si elle
avait accepté sa pension comme d'habitude, vous ne seriez pas ici,
et nous serions mieux tous les deux dans nos affaires. Mais cela ne
fait rien à la chose. Elle est donc à Londres. Elle aura eu peur,
je suppose, de mes représentations la dernière fois que je suis
allé la voir, et surtout de l'assurance que je lui ai donnée,
sachant bien quel en serait l'effet, que vous étiez là tout près
d'elle, et elle aura quitté son gîte pour venir à Londres.
– Comment le savez-vous ?
– Je le sais de mon ami, le noble
capitaine, l'illustre général de blaguerie, M. Tappertit.
C'est lui qui m'a dit, la dernière fois que je l'ai vu,
c'est-à-dire pas plus tard qu'hier au soir, que votre fils que vous
appelez Barnabé… je ne pense pas que ce soit du nom de son
père…
– Malédiction ! à quoi bon…
– Comme vous êtes vif ! dit avec
calme le bon aveugle. C'est bon signe, cela sent la vie… Il me
disait donc que votre fils Barnabé avait été entraîné loin de sa
mère par un de ses anciens amis de Chigwell, et qu'il est parti,
pour le moment, avec les émeutiers.
– Et qu'est-ce que cela me fait ? si
on doit pendre en même temps le père et le fils, la belle
consolation pour moi !
– Doucement, doucement l'ami, répliqua
l'aveugle d'un air narquois ; vous allez trop vite au but. Je
suppose que je déterre votre douce dame, et que je lui dise quelque
chose comme ceci : « Vous voudriez bien retrouver votre
fils, madame ; bien. Comme je connais les personnes qui le
retiennent auprès d'elles, je puis vous le faire rendre,
madame ; bien. Seulement il faut payer pour le ravoir :
c'est
Weitere Kostenlose Bücher