Barnabé Rudge
retint, de toute sa force, se pendit
autour de moi jusqu'à ce qu'il se fut échappé. »
Et ayant poussé la confidence si loin, il
raconta d'une manière circonstanciée la scène qui s’était passée le
soir en question.
Ce dialogue avait lieu à voix basse dans la
petite salle à manger du serrurier, où l’honnête Gabriel avait
introduit M. Haredale à son arrivée. Celui-ci était venu le
prier d’être son compagnon dans sa visite à la veuve, il désirait
avoir le concours de son influence persuasive, et c’est cette
demande qui avait été l’origine de la conversation.
« Je me suis abstenu, dit Gabriel, de
répéter un seul mot de ceci à qui que ce soit, car c’était de
nature à ne lui faire aucun bien, mais à lui faire plutôt un grand
mal. Je pensais et j'espérais, pour dire la vérité, qu’elle
viendrait vers moi, me parlerait de cela et me dirait ce qui en
était mais, quoique je me sois à dessein placé moi-même plusieurs
fois sur son passage, elle n'a jamais touché ce sujet, sauf par un
regard. Et vraiment, dit le brave homme de serrurier, il y avait
beaucoup de choses dans ce regard, plus qu’on n'aurait pu en mettre
dans un grand nombre de mots. Ce regard disait entre autres
choses : « Ne me faites aucune question, » d'un air
si suppliant, que je ne lui fis aucune question. Vous pensez,
monsieur, je le sais, que je suis un vieux fou. Si ça vous soulage
de m'appeler ainsi, ne vous gênez pas.
– Ce que vous venez de me dire me jette
dans un désordre d'esprit extrême, dit M. Haredale après un
moment de silence. Comment vous expliquez-vous ça ? »
Le serrurier secoua la tête, et regarda par la
fenêtre avec incertitude le jour qui tombait.
« Elle ne saurait s’être remariée, dit
M. Haredale.
– Pas sans que vous en soyez instruit,
monsieur, assurément.
– Elle pourrait me l’avoir caché, dans la
crainte que ce projet ne l'exposât, étant connu, à quelque
objection ou à quelque marque de répugnance. Supposons qu’elle se
soit mariée imprudemment, ce qui n’est pas improbable, car son
existence a été depuis bien des années une existence solitaire et
monotone, et que l’homme soit devenu un scélérat, elle aurait un
vif désir de le protéger, et cependant serait révoltée de ses
crimes. Cela est possible. Cela s'accorde avec l’ensemble de sa
conversation d’hier, et nous expliquerait entièrement sa conduite.
Supposez-vous que Barnabé soit initié à ce mystère ?
– Il est tout à fait impossible de le
dire, monsieur, répondit le serrurier en secouant de nouveau la
tête, et il est presque impossible de le savoir de lui. Si votre
supposition est exacte, je tremble pour ce garçon ; il n'est
que trop commode à entraîner au mal.
– N'est-il pas possible, Varden, dit
M. Haredale, à voix plus basse encore qu'il n'avait parlé
jusque-là, que nous ayons été aveuglés et trompés par cette femme
depuis le commencement ? N'est-il pas possible que sa liaison
ait été formée du vivant de son époux, et soit cause que lui et mon
frère…
– Mon Dieu, monsieur, cria Gabriel en
l'interrompant, n'entretenez pas un moment de si sombres pensées.
Il y a vingt-deux ans, où auriez-vous trouvé une jeunesse comme
elle, gaie, belle, riante, aux yeux brillants ? souvenez-vous
de ce qu'elle était, monsieur. Cela me remue encore le cœur à
présent, oui, même à présent que je suis vieux, avec une fille
bonne à faire une femme, de songer à ce qu'elle était et de voir ce
qu'elle est. Nous changeons tous, mais c'est avec le temps ;
le temps fait honnêtement son œuvre, et je ne m'en occupe pas.
Nargue du temps, monsieur ! usez-en bien avec lui, et c'est un
bon compagnon qui dédaigne de prendre sur vous trop d'avantages.
Mais les soucis et les souffrances, voilà ce qui l'a changée, voilà
les démons, monsieur, les démons secrets, clandestins, qui vous
minent, qui foulent aux pieds les fleurs les plus éclatantes de
l'Eden, et qui font plus de ravage dans un mois que le temps n'en
fait dans une année. Représentez-vous une minute ce qu'était Marie
avant qu'ils attaquassent son cœur et sa figure dans leur
fraîcheur, rendez-lui justice, et dites si votre soupçon est
possible.
– Vous êtes un brave homme, Varden, dit
M. Haredale, et vous avez tout à fait raison. J'ai couvé si
longtemps ce triste sujet, que le moindre accident m'y ramène. Vous
avez tout à fait raison.
– Ce n'est pas, monsieur,
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