Barnabé Rudge
demain ma
maison : car, tandis que je me trouve ici, elle est hantée. Ma
future résidence, si je veux y vivre en paix, doit être un mystère.
Si mon pauvre garçon poussait un jour ses courses errantes de ce
côté, ne tentez pas de découvrir notre asile car, si on nous
relance, il nous faudra fuir encore. Et maintenant mon esprit est
délivré de ce fardeau. Je vous conjure, monsieur, ainsi que vous,
chère mademoiselle Haredale d'avoir confiance en moi, si vous
pouvez, et de penser à moi aussi affectueusement que vous aviez
accoutumé de le faire. Si je meurs sans pouvoir dire mon secret,
même alors (car cela peut arriver), grâce à l’œuvre d'aujourd'hui,
ma poitrine sera plus légère à l’heure suprême, et le jour de ma
mort, et chaque jour jusqu'à ce que celui-là vienne, je prierai
pour vous deux, je vous remercierai et ne vous troublerai plus
jamais. »
Cela dit, elle voulait les quitter, mais ils
la retinrent, et, avec beaucoup de paroles d'encouragement et
d’affectueuses instances, ils la supplièrent de considérer ce
qu’elle faisait et par dessus tout d’avoir en eux plus de confiance
et de leur dire ce qui accablait son esprit d'une façon si
navrante. La voyant sourde à leurs efforts de persuasion,
M. Haredale s'avisa d’une dernière ressource il suggéra l'idée
que la veuve prît pour confidente Emma, qui, à raison de sa
jeunesse et de son sexe, l'effrayerait peut-être moins que lui.
Cette proposition, toutefois, la fit reculer avec la même
expression de répugnance qu’elle avait manifestée au commencement
de leur entrevue. Tout ce qu'on put obtenir d’elle, ce fut une
promesse de recevoir chez elle M. Haredale le lendemain soir,
et d'employer cet intervalle à réfléchir de nouveau sur sa
résolution et sur leurs, conseils, quoiqu'il n’y eut pas du tout à
espérer, leur dit-elle, aucun changement de sa part. Cette
condition acceptée enfin, ils laissèrent à contrecœur partir la
veuve puisqu’elle ne voulait ni boire ni manger dans la maison, et
en conséquence, elle, Barnabé et Grip s'en allèrent, comme ils
étaient venus, par l'escalier particulier et la porte du jardin,
sans voir personne et sans que personne les vît sur le chemin.
Une chose remarquable chez le corbeau, c'est
que, durant tout le cours de l'entrevue, il tint ses yeux fixés sur
son livre, exactement de l'air du plus rusé coquin qui aurait feint
de lire avec une extrême attention, mais qui aurait tout écouté,
sans perdre un seul mot. Il fallait même que la conversation qu'il
venait d'entendre occupât fortement son esprit : car,
lorsqu'ils furent seuls tous les trois, tout en donnant des ordres
pour l'immédiate préparation d'innombrables bouilloires dans le but
de prendre du thé, il restait pensif et semblait plutôt céder à un
sentiment abstrait de devoir qu'au désir de se rendre agréable et
d'être ce qu'on appelle communément de bonne compagnie.
Les voyageurs devaient retourner à Londres par
la diligence. Comme il y avait un intervalle de deux grandes heures
avant qu'elle partît, et qu'ils avaient besoin de repos et de
quelque nourriture, Barnabé insista pour une visite au
Maypole ; mais sa mère, qui ne souhaitait pas d'être reconnue,
et qui craignait en outre que M. Haredale, après réflexion,
n'envoyât à sa recherche quelque messager vers cet établissement,
proposa d'attendre dans le cimetière au lieu d'aller au Maypole.
Rien n'étant plus aisé pour Barnabé que d'acheter et d'apporter là
les humbles aliments qu'il leur fallait, celui-ci consentit avec
joie ; et bientôt ils furent assis dans le cimetière à prendre
leur frugal repas.
Là encore, le corbeau prit une attitude de
haute méditation ; il se promena de long en large quand il eut
dîné, de l'air d'un grave gentleman et avec une telle importance,
qu'il ne lui manquait plus que d'avoir ses mains sous les pans
retroussés de son habit ; il fit semblant de lire les pierres
tumulaires en critique consommé. Quelquefois, après avoir
longuement examiné une épitaphe, il aiguisait son bec sur la tombe
et criait d'un ton rauque : « Je suis un démon, je suis
un démon, je suis un démon ! » Après cela, il n'est pas
sûr du tout qu'il adressât ces allusions à la personne qui était
censée reposer dessous ; il est bien possible qu'il ne les
vociférât que comme une réflexion générale.
Le cimetière était un joli endroit fort
paisible, mais bien triste pour la mère de Barnabé,
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