Barnabé Rudge
crocus ? demanda John.
– Je n'en sais rien, et, à dire vrai, je
ne m'en soucie guère, dit Joe. Voyons, père, donnez-moi l'argent,
et, au nom de la sainte patience, laissez-moi partir.
– Le voici, monsieur, répliqua John, ayez
en soin. Songez à ne pas revenir trop tôt, pour mieux laisser
reposer la jument. Vous m'entendez ?
– Oui, je vous entends, répliqua Joe.
Dieu sait qu'elle en aura besoin.
– Et ne dépensez pas trop au
Lion
noir
, dit John. Songez à cela aussi.
– Alors pourquoi ne me permettez-vous pas
d'avoir à moi quelque argent ? riposta Joe d’un air chagrin,
pourquoi pas, père ? Pourquoi m’envoyez-vous à Londres en ne
m’accordant que le droit de demander au
Lion noir
un dîner
que vous payerez au premier voyage, comme si l'on ne pouvait pas me
laisser disposer de quelques schellings ? Pourquoi me
traitez-vous comme ça ? ce n’est pas bien à vous. Comment
pouvez-vous croire que je vais rester longtemps à ce
régime ?
– Lui permettre d'avoir de
l'argent ! cria John dans une rêverie somnolente.
Qu'appelle-t-il de l'argent ? des guinées ? Est-ce qu'il
n'en a pas, de l'argent ? N’a-t-il pas, en sus des péages, un
schelling et six pence ?
– Un shilling et six pence ! répéta
son fils avec mépris.
– Oui, monsieur, répliqua John, un
schelling et six pence. Quand j'étais à votre âge, jamais je
n'avais vu tant d'argent en un monceau. Le schelling est pour parer
aux accidents, par exemple si la jument perdait un de ses fers, ou
quelque chose de ce genre. Il vous reste six pence pour vous amuser
à Londres, je vous recommande surtout de vous amuser à monter au
faîte du Monument [15] , et à
vous reposer là. Il n'y a pas là de tentation, monsieur, pas de
ribotte, pas de jeunes femmes, pas de mauvaises compagnies d'aucune
sorte, rien que l'imagination. Quand j'étais à votre âge, monsieur,
voilà comment je m'amusais. »
À ceci, Joe ne fit pas d'autre réponse qu'un
signe de la main à Hugh pour tenir le cheval, puis il sauta en
selle et s'éloigna ; et je vous réponds qu'il avait l’air d'un
solide et mâle cavalier, digne d’une meilleure monture que celle
que lui faisait enfourcher son destin. John resta à le contempler
ou plutôt à contempler la jument grise (car il n'avait pas assez
d'yeux pour elle), jusqu'à ce que l'homme et la bête fussent
disparus depuis vingt minutes. Alors il commença à penser qu'ils
étaient partis, et rentrant lentement dans la maison, il
s'abandonna à un doux assoupissement.
L'infortunée jument grise, l'agonie de la vie
de Joe, se trémoussa selon son bon plaisir jusqu'à ce que le
Maypole ne fût plus visible, puis, corrigeant son pas tout à coup
de son propre gré, elle contracta ses jambes en une allure, qu'on
aurait regardée dans un spectacle de marionnettes comme une
imitation assez maladroite d'un petit galop. La connaissance
qu'elle avait des habitudes de son cavalier ne lui suggéra pas
seulement cette amélioration dans les siennes, elle lui donna aussi
l’idée de prendre un chemin détourné. Il conduisait non pas à
Londres mais par des sentiers parallèles à la route que Joe avait
suivie, et, passant à quelques centaines de mètres du Maypole, il
aboutissait à l'enclos d'un vaste et ancien manoir bâti en brique
rouge, la Garenne, dont il a été question au premier chapitre de
notre histoire. Faisant une halte soudaine dans un petit taillis
voisin, la jument se prêta de la meilleure grâce du monde à laisser
descendre son cavalier, qui l'attacha au tronc d'un arbre.
« Reste là, vieille fille, dit Joe, que
j'aille voir s'il y a pour moi aujourd'hui quelque petite
commission. » En même temps, il la laissa brouter le gazon ras
et les mauvaises herbes qui se trouvaient croître à la portée de
son licou, et, passant par une porte à claire-voie, il entra de son
pied sur les terres du domaine.
Le sentier, après quelques minutes de marche,
l'amena près de la maison. Il y lança plus d'un coup d'œil en
tapinois, et surtout vers une certaine fenêtre. C'était un bâtiment
lugubre, silencieux, avec des cours sonores, des tourelles
désolées, et des files entières de chambres fermées qui tombaient
en poussière et en ruine.
Le jardin, formant terrasse, obscurci par
l'ombre des arbres qui le dominaient, avait un air de mélancolie
tout à fait accablant. De grandes portes de fer, hors d'usage
depuis bien des années, rougies par la rouille, s'affaissant sur
leurs
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