Berlin 36
plaisent pas !
— Pas celui-ci, Fräulein Riefenstahl. Vous pourriez en faire une oeuvre artistique immortelle !
— Vous êtes insensé ! Il y aura une centaine d’épreuves…
— Naturellement, il est hors de question de tout montrer : ce qui est beaucoup plus essentiel, c’est de porter et d’exprimer l’idée olympique elle-même !
Leni se prit à réfléchir. Les jeux Olympiques d’hiver de Saint-Moritz, en 1928, avaient été filmés par son ami, le Dr Franck, mais le film n’avait rencontré aucun succès. Et lors des Jeux d’été, en 1932, les Américains avaient confié à son compatriote, Ewald Andreas Dupont, la mission de filmer les épreuves et avaient investi beaucoup d’argent dans le projet, mais là encore, le résultat avait été décevant. Pouvait-elle réussir là où ces deux maîtres avaient échoué ?
— J’aime les défis, Herr Diem. Mais j’ai souffert le martyre sur le tournage de Triomphe de la volonté à cause des vexations du Dr Goebbels. Si j’accepte votre proposition, les ennuis recommenceront parce que le ministre de la Propagande tient tout et contrôle tout… Je ne suis pas disposée à vivre un nouveau calvaire !
— Soyez sans crainte, Fräulein Riefenstahl. Le patron des jeux Olympiques n’est pas Goebbels, mais le Comité international olympique qui a les pleins pouvoirs en ce qui concerne le stade et le village olympiques. C’est lui qui délivre les autorisations pour filmer les épreuves. J’en ai déjà parlé au président du CIO, je vous en prie, ne refusez pas !
Leni fit craquer ses articulations.
— Mis à part le fait que je ne vois pas comment une telle pléthore de compétitions peut donner lieu à un film, je me suis juré, je vous le répète, de ne plus jamais refaire de documentaire quelles qu’en soient les conditions…
— Ne refusez pas tout de suite, reprit Carl Diem d’un ton suppliant. Laissez-moi vous présenter le responsable du CIO qui vient en inspection à Berlin dans les jours prochains. Vous prendrez ensuite votre décision.
— Je veux bien le rencontrer, dit-elle en ramassant son sac de sport. Mais je ne vous promets rien !
De retour chez elle, Leni Riefenstahl se déshabilla et s’allongea sur son lit. Elle ferma les yeux. Elle vit alors, comme dans un songe, les ruines d’Olympie et, au milieu de ces ruines, des statues qui, tout à coup, s’animaient et s’élançaient, une torche à la main, pour prendre le chemin de Berlin. Elle revit le Discobole de Myron, dont elle avait admiré la copie au musée des Antiquités de Munich, et s’imagina qu’il prenait chair pour lancer son disque au ralenti. Elle se redressa sur les coudes et rouvrit les paupières. Elle se sentait déjà habitée, possédée par le projet de Carl Diem, incapable de le refuser malgré toutes les difficultés qui l’attendaient.
— Je l’intitulerai Olympia , se dit-elle en serrant les poings.
14
Où Leni rencontre Goebbels
pour défendre son film et celui d’un ami
Bien calée au fond d’un fauteuil de cuir, Leni Riefenstahl observait avec attention le cabinet de travail de Joseph Goebbels. Les rideaux étaient d’un rouge sombre, les meubles luxueux, les murs lambrissés. Derrière le bureau en acajou foncé, un immense portrait du Führer et, sur la gauche, un tableau représentant Frédéric le Grand. Où étaient les promesses du ministre de la Propagande ? A l’époque où il était encore Gauleiter de Berlin, n’avait-il pas assuré à ses électeurs qu’une fois les nationaux-socialistes parvenus au pouvoir, aucun ministre ne toucherait plus de mille marks par mois ? Goebbels fit son apparition, vêtu de son uniforme militaire – bien qu’il n’eût jamais été soldat. Il salua son invitée et s’assit.
— Merci d’avoir répondu à mon appel, commença-t-il d’un ton affable.
— Pourquoi cette invitation ? s’inquiéta Leni, bien déterminée à ne pas se laisser intimider par le ministre. Que me voulez-vous ? Vous m’avez toujours combattue par le passé. Pourquoi vous intéressez-vous subitement à mon travail ?
« Sacré tempérament ! » songea Goebbels. Quel âge avait cette réalisatrice effrontée ? Trente, trente-cinq ans peut-être… Il l’admirait moins pour sa beauté un peu froide qui avait séduit Hitler que pour la qualité de son travail de cinéaste, mais elle l’agaçait par son excès de zèle et son caractère insupportable : pour obtenir
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