Berlin 36
avaient fait main basse sur la culture, mis à l’index de grands artistes et brûlé, sur ordre de Goebbels, vingt mille livres « non allemands » sur la place de l’Opéra…
— Officiellement, nous sommes supposés jouer de la musique douce, mais nous ne respectons pas les consignes, enchaîna Oskar. C’est un peu notre façon à nous de revendiquer notre liberté !
— Le faites-vous par amour du jazz ou par refus du nazisme ?
— Les deux ! Jouer du jazz est un acte de rejet du nazisme et de ses idées. Dans les années 20, avant la crise, Berlin était une fête. Les artistes du monde entier s’y rencontraient, le théâtre y était florissant, la liberté absolue. On comptait une centaine de cabarets où se produisaient des artistes de talent, comme Claire Waldorff, les Comedian Harmonist, Marlene Dietrich ou Joséphine Baker… Aujourd’hui, la peste brune a transformé la ville. Berlin est devenu sinistre. Pour moi, jouer du jazz, c’est refuser le fait accompli, c’est résister à ma façon…
Claire esquissa une moue. Elle partageait l’avis du pianiste sur Berlin, mais ne comprenait pas son obstination à enfreindre la loi. Pareille imprudence sous un régime aussi implacable que le régime nazi était suicidaire.
— Ne craignez-vous pas d’être dénoncé ?
Oskar haussa les épaules.
— Un soir, un officier nazi a débarqué à l’improviste. Dès que j’ai aperçu son uniforme, je me suis mis à jouer du Mozart. Il n’y a vu que du feu. Il a même trouvé la soirée si ennuyeuse qu’il s’est endormi à table !
— Vous êtes gonflé, ma parole ! Vous risquez votre vie pour le jazz !
— Pendant les jeux Olympiques, les autorités nazies ont décidé de fermer momentanément les yeux, à condition qu’on se limite au « jazz blanc », c’est-à-dire aux morceaux composés par des musiciens blancs !
— Sans blague ! Et vous comptez vous plier à leurs règles ?
— Pas du tout ! Je continuerai à jouer du « jazz noir ». Vous n’aimez pas le « jazz noir » ?
— Si, admit-elle, mais pas au point de me sacrifier pour lui ! J’apprécie surtout Fats Waller.
— Fats Waller ! s’exclama Oskar avec enthousiasme. Je connais son répertoire par coeur…
Claire s’en réjouit. Vedette du jazz et de la musique populaire, Thomas Waller, surnommé Fats à cause de son obésité, avait bercé sa jeunesse. Excellent organiste, élève brillant de James Price Johnson, le pianiste noir avait animé des émissions à la radio, enregistré de nombreuses chansons à succès et constitué un quintette, le Fats Waller and his Rhythm. La Française l’avait vu sur scène, trois ou quatre ans plus tôt, à La Rumba et à La Cabane cubaine, où il se produisait pendant son séjour parisien, et était tombée sous le charme de ce personnage haut en couleur.
Oskar se retira dans sa loge et en revint méconnaissable, le visage maquillé de noir. Il salua l’assistance, se dirigea vers le piano, en releva le couvercle, prit la bouteille d’Old Grand-Dad posée à ses pieds, en but une gorgée, se frotta les mains, ajusta son chapeau, puis commença à jouer des pièces de Fats Waller – vives, lumineuses, exubérantes. Claire observa les doigts de l’artiste : ils couraient avec vélocité le long du clavier. Sa main gauche alternait avec souplesse basses et accords tandis que la droite improvisait des variations rapides et syncopées. « C’est du stride », se dit-elle, admirative, reconnaissant ce style de piano jazz apparu vingt ans plus tôt dans les cabarets de Harlem.
Pendant près d’une heure, elle écouta Oskar interpréter en solo les plus beaux succès de Fats Waller : Squeeze me , Ain’t Misbehavin’ , Valentine Stomp , Honeysuckle Rose , Numb Fumblin’ , Basin Street Blues …, sans prêter attention aux consommateurs qui s’attablaient autour d’elle.
When you’re passin’ by
Flowers droop and sigh
I know the reason why
You’re much sweeter
Goodness knows
Honeysuckle rose !
Tantôt grave, tantôt enjouée, la voix d’Oskar imitait si bien celle du jazzman américain qu’en fermant les yeux, on se fût aisément cru à New York ou à Chicago. Certes, l’Allemand ne faisait pas le pitre comme son maître, mais son énergie, sa verve, ses mimiques et ses oeillades en rappelaient la truculence et la joie de vivre…
— Alors ? lui demanda le pianiste quand il eut terminé son show au milieu des
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