Berlin 36
grimaçant. Les idées racistes et sexistes du baron étaient intolérables. Mais qu’attendre de la part d’un personnage qui avait sombré dans la déchéance ? Elle ne le condamna pas, elle eut pitié de lui, quoiqu’elle fût consciente, avec Lamennais, que « c’est une des pires humiliations de la vieillesse de ne rien recevoir que de la pitié ». Elle le salua comme on salue un enfant, lui promit de lui envoyer une copie de l’entretien dès qu’il serait publié, et sortit en maudissant la cruauté du destin.
1 - Seul Pierre Mendès France vota contre. Les communistes préférèrent s’abstenir.
2 - Les Jeux populaires de Barcelone furent finalement annulés le jour même de leur ouverture, l’Espagne étant entrée en guerre civile.
22
Où l’on découvre Berlin by night
« Berlin n’est plus Berlin », se dit Claire en arpentant les rues de la ville à la tombée du jour. Partout, le regard se posait sur des affiches à la gloire du Führer et des drapeaux à croix gammée, des militaires en uniforme, des hommes au crâne rasé en chemise brune ou noire qui défilaient aux flambeaux ou se saluaient en levant le bras droit. L’air était saturé de bruits de bottes, de « Heil Hitler ! » et de « Sieg Heil ! ». Adolescente, quand son père l’emmenait chez sa mère, elle savourait l’atmosphère d’indépendance qui régnait à Berlin : les filles étaient émancipées, les garçons portaient des cheveux longs ; ils conversaient librement avec passion et intelligence. La musique occupait alors la première place, non pas celle des marches militaires qu’on entendait à présent, mais celle des bals où de gaies mélodies faisaient danser les couples et entraînaient les plus jeunes dans des farandoles endiablées. Aujourd’hui, la joie avait déserté les rues, sillonnées seulement par les sbires du régime en quête d’exactions. La fièvre des années 20 avait disparu, faisant place à un ennui morbide, à des théâtres sans âme, des films sans saveur. La Française n’était pas de ces nostalgiques qui ne supportent pas le présent et donnent toujours raison au passé – elle n’oubliait pas la crise financière qui avait ravagé l’économie allemande et savait qu’un excès d’insouciance est toujours le signe avant-coureur d’une décadence –, mais elle prenait conscience qu’une chape de plomb s’était abattue sur Berlin.
Arrivée devant la porte de La Taverne, elle hésita. On lui avait maintes fois recommandé ce café-restaurant berlinois, véritable oasis de liberté où les journalistes étrangers se réunissaient chaque soir pour passer en revue les événements de la journée et échanger leurs idées. Bien qu’elle connût la plupart d’entre eux, rencontrés à l’occasion de conférences de presse ou de réceptions, elle n’appartenait pas encore à ce cercle fermé et craignait d’être regardée comme une intruse. Prenant son courage à deux mains, elle se décida à entrer. L’endroit était bondé, bruyant, et si enfumé qu’on se fût cru dans le fog anglais. Elle confia son manteau et son chapeau au vestiaire et s’attabla. A sa gauche, réunis autour d’une bouteille de whisky, les correspondants de la presse anglo-saxonne discutaient. Elle reconnut Norman Ebbutt, le chief correspondent du Times de Londres, Pierre Huss, de l’INS, un homme débonnaire qui avait ses entrées auprès des autorités nazies, Guido Enderis, du Times de New York, vêtu d’un complet voyant et d’une cravate rouge, Paul Gallico, de l’Associated Press, grand spécialiste des reportages sportifs, et, un peu en retrait, William Shirer, le correspondant de l’Universal News Service, qui fumait sa pipe avec philosophie. Elle prêta l’oreille : Norman Ebbutt prétendait que l’Allemagne était décidée à récupérer tout ce qu’elle avait perdu à l’issue de la Grande Guerre et qu’il y avait peu de chances qu’elle le fît par des moyens pacifiques. A son avis, une nouvelle déflagration était à prévoir « dans cinq ou six ans ». Il se plaignait aussi de ce que le Times ne publiât pas tous ses articles, les jugeant parfois trop critiques à l’égard du régime hitlérien.
— Pas étonnant, fit Paul Gallico. Ton journal est tombé sous l’influence des naziphiles de Londres…
— Il n’est pas le seul ! observa Shirer. Lisez-vous le Daily Mail ? Grâce à lord Rothermere, son propriétaire, et à Ward Price, son
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