Borgia
reverrions ici, demain… Il a dû porter son tableau à Notre Saint-Père…
– Au pape ? s’exclama sourdement la Maga.
– Oui, mère ! Et la peinture de mon Raphaël est bien digne de figurer parmi les chefs-d’œuvre du Vatican…
Il y eut un silence de quelques minutes.
Puis celle que la mystérieuse vieille appelait Rosita, et que les voisins appelaient simplement « la Fornarina » ne lui connaissant pas d’autre nom, eut un sourire rêveur et extasié :
– Quand je pense à tout mon bonheur, fit-elle doucement, je me demande si je ne vais pas l’expier par quelque soudaine catastrophe…
La Maga tressaillit.
– Que veux-tu dire, enfant ?… demanda-t-elle avec angoisse.
– Oh ! rien… des idées folles, mère… Mais voyez vous-même si je ne suis vraiment pas trop heureuse… depuis six ans que je suis avec vous… Rappelez-vous combien j’ai souffert avant de vous connaître…
– Par ma faute ! murmura-t-elle si bas que la jeune fille ne l’entendit pas.
– J’avais alors dix ans, poursuivit Rosita, les yeux perdus dans le vague. Je me voyais maltraitée, méprisée, battue… Les uns m’appelaient petite bâtarde… d’autres juraient que je n’étais même pas baptisée… Mais tout cela n’était rien encore. La femme qui me gardait chez elle… me battait cruellement. À la moindre faute, elle levait sur mes épaules un lourd bâton…
Immobile, la sueur au front, la vieille écoutait avec une profonde attention ce récit que, pourtant, elle avait entendu déjà plus d’une fois.
– Cette femme était si méchante qu’on l’appelait la Stryga {5} . Je ne lui connaissais pas d’autre nom, et elle disait que moi-même je n’en avais pas… C’est pourquoi les gens prirent l’habitude de m’appeler la Fornarina… et ce nom m’est resté, si bien que Raphaël lui-même m’appelle ainsi le plus souvent… Oh ! mère, quelle triste époque de ma vie !… J’étais maigre à faire pitié… La Stryga me donnait à peine à manger… Quelquefois, je disputais au chien les restes qu’elle lui jetait… Un jour, je crus que ma dernière heure était venue… J’avais vu au four de la Stryga des pains qui me faisaient bien envie… Il y avait si longtemps que je n’en avais mangé ! J’avais faim… j’attendis la nuit… je me glissai vers le fournil… je volai un pain, un tout petit… Au moment où j’allais me sauver dans la niche où je couchais sur un peu de paille, la Stryga se dressa devant moi ! Elle m’avait épiée… elle m’avait vue !… Elle me jeta par terre d’un seul coup… j’étais si faible !… puis elle me piétina… et enfin, se baissant sur moi, elle me mordit si fort que le sang jaillit !… Glacée d’horreur et d’épouvante, je m’évanouis… Lorsque je me réveillai, j’étais ici, dans vos bras, mère Rosa… et vous sanglotiez… tenez… comme vous sanglotez maintenant !… Pourquoi pleurez-vous, mère ?… Ces choses sont passées…
– Mais ce souvenir me brûle comme un fer chaud…
– Bonne mère Rosa ! s’écria la jeune fille. Suis-je assez sotte d’augmenter ainsi vos chagrins, en vous parlant de choses que vous auriez ignorées… si je ne vous les avais racontées… Chassez ces souvenirs, mère… c’est fini…
– Ce qui n’est pas fini, c’est le remords, dit la vieille.
– Le remords ? s’exclama la Fornarina.
– Pussé-je te faire horreur ! Ce serait une juste punition !
– Mère ! balbutia la Fornarina, quel vertige vous saisit ? Revenez à vous… vos paroles m’épouvantent…
– Et pourtant, il faut que tu saches ! fit la Maga en se tordant les bras et s’agenouillant. Maudis-moi, Rosita !… Car ce fut moi ton bourreau…
– Vous maudire alors que vous m’avez sauvée, alors que par vous j’ai connu la douceur de vivre, d’aimer et d’être aimée…
– Écoute… c’est moi qui t’ai livrée à la Stryga !…
– C’est un affreux rêve ! bégaya la Fornarina.
– Non seulement je t’ai livrée à ce démon, mais je lui ai donné de l’argent pour te haïr, pour te battre, pour te faire souffrir…
– Oh ! mère Rosa ! Vous n’avez pas votre raison… Relevez-vous… je vous en supplie…
– Pas avant que tu saches tout ! Tes douleurs, je les épiais, et je m’en repaissais. Tes larmes rafraîchissaient mon cœur ulcéré. Et cela dura jusqu’à cette nuit où je te vis palpitante, agonisante sous la dent
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