Borgia
Donc, ce soir-là signora, vous avez sauvé ma dernière affection… Quelqu’un avait vu Nina… Ce quelqu’un, c’était César, fils du pape !… Et de même que le père avait violé ma femme, de même le fils voulait violer ma Nina !… Mais vous étiez là !… nous nous rendîmes ensemble aux abords de la maison que j’avais louée pour Nina… Cachés derrière une masure, nous guettions les alentours… Je ne comprenais pas… Tout à coup, une douzaine d’hommes arrivèrent, pénétrèrent dans la maison… Ivre de rage et de désespoir, je voulus m’élancer… “– Ma Nina ! ma pauvre Nina ! m’écriai-je.
– Elle est en sûreté… tais-toi !”
» C’était la vérité… Vous aviez su ce qui allait se passer… Et, sans me prévenir, vous aviez fait partir mon enfant… Les hommes repassèrent devant nous en sacrant. À leur tête, je reconnus César… Dès lors, signora, je vous jurai autant de reconnaissance que j’avais juré de haine aux Borgia…
– Reconnaissance que tu témoignes en refusant…
– Rien, signora ! Je ne vous refuse rien !… Demandez ma vie… elle est à vous… Si je suis épouvanté de ce que vous voulez faire, c’est pour vous, pour vous seule…
– Pour moi ?… Voyons, Giacomo : veux-tu te venger ?
– Si je le veux !…
Giacomo s’était levé. Sa figure resplendissait de haine.
– Si je le veux ! répéta-t-il. Je ne vis que pour cela… Voyez s’il faut que ma haine soit forte, puisque j’ai pu, des années, lui faire subir le supplice de la patience !
La Maga le regardait avec une sombre satisfaction.
– Eh bien, Giacomo, reprit-elle alors, ne comprends-tu pas que, moi aussi, j’ai une vengeance à assouvir ? Ne comprends-tu pas que ma haine poursuit le même but que toi ?… Comprends donc au moins que l’heure est peut-être venue !…
La sorcière avait prononcé ces mots avec une étrange et solennelle énergie. Ses traits se tendaient sous l’effort du sentiment redoutable qui les animait, ils reprenaient pour un instant une sorte de jeunesse.
– Oh ! s’écria Giacomo, il me semble que je vous revois telle que jadis !…
– C’est la haine qui me rajeunit !
– Oui… Vous êtes presque comme je vous entrevis en Espagne, à Jativa !…
– Heureuse !… Ah ! oui, certes, je le fus ! Riche, honorée, orgueil et joie de la grande famille des Vanozzo, recherchée par les plus nobles et les plus puissants seigneurs, belle de mes dix-huit printemps… je ne songeais qu’au bonheur de vivre… Mon père et ma mère m’idolâtraient… Mes caprices faisaient la loi dans le somptueux château de Vanozzo. Des hommes jeunes, beaux, se disputaient la faveur de mes sourires… Mais je n’en aimais aucun… Un jour, il vint, lui !… Il passa dans le château comme un météore malfaisant… La famille des Vanozzo, honorée d’abriter sous son toit Rodrigue Borgia, le descendant des rois d’Aragon, le neveu du pape Calixte III, lui offrit une hospitalité comme les Grands d’Espagne savent en offrir aux princes…
» Dès que je le vis, je compris le sens de l’amour… Il était beau, d’une sombre, d’une fatale beauté… ses yeux ardents me bouleversaient… sa parole fougueuse me berçait. Je n’entrevoyais plus de bonheur que dans la joie de lui appartenir, d’être à lui tout entière corps et âme, à jamais. Lorsqu’il partit, il n’eut qu’à me faire un signe… Je le suivis, abandonnant père, mère, maison, famille… je le suivis, heureuse de devenir son esclave… je le suivis sans même savoir pourquoi… uniquement parce qu’il m’avait dit : Viens !…
La Maga était dans une de ces minutes de crise où les pensées enfouies dans les replis du cerveau s’échappent d’elles-mêmes, où les secrets qui dormaient au fond du cœur montent jusqu’aux lèvres.
– De ce jour, poursuivit-elle, commença mon martyre… Lorsque je rappelai à Rodrigue qu’il m’avait juré de faire consacrer notre union, il éclata de rire… Et bientôt, j’acquis l’atroce conviction que l’amour de ses yeux était un mensonge… mensonge l’amour de ses paroles… mensonges tout ce qu’il faisait et disait… Des années coulèrent, lentes, mornes… Mon père et ma mère étaient morts de désespoir… J’eus des enfants, j’essayai de raccrocher ma vie à l’amour maternel… Un jour, Rodrigue me dit que je le gênais… Je me jetai à ses genoux, je priai, je
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