Borgia
dans l’obscurité, une voix murmura :
– Est-ce vous, signora ?… Sainte Vierge ! Comme votre main est glacée… Asseyez-vous… là… un instant, j’allume un flambeau…
La Maga se laissa conduire par la main, et s’assit sans dire un mot. L’homme qui venait de parler s’empressa, alluma un flambeau à la lueur duquel apparut un petit vieillard à figure méphistophélique et à sourire sardonique, celui-là même entrevu à l’auberge du Beau-Janus, apportant à Ragastens un sac de pistoles : l’intendant du Palais-Riant, il signor Giacomo.
– Ce tartan sur vos épaules, signora Rosa, reprit le vieil homme, ce coussin sous vos pieds… Êtes-vous bien dans ce fauteuil ?
L’intendant se tenait debout, dans une attitude de respect et presque de vénération devant la vieille assise.
– Giacomo, dit la Maga, je veux la voir…
Le vieux tressauta, joignit les mains.
– Que dites-vous, signora ?
– Je dis que je veux voir Lucrèce…
– Signora ! que me demandez-vous là ?
– Une chose toute simple et toute naturelle…
– Mais comment voulez-vous que je la fasse réveiller… que je lui annonce une pareille visite… ?
– Qui te parle de tout cela… Je ne veux pas qu’on la réveille… je veux entrer dans sa chambre, voilà tout…
– Pendant qu’elle dort ?…
– Mais oui !
Le vieillard se tordit les bras.
– Elle se réveillera… elle vous tuera… c’est une tigresse…
– Giacomo, tu parles quand il s’agit d’obéir… Je ne puis plus compter sur toi ?… Ce serait dans l’ordre, ajouta amèrement la sorcière, on jure obéissance et fidélité, on affirme sur l’évangile qu’on est prêt à mourir au premier appel, et puis on se dérobe…
Giacomo se jeta à genoux. L’expression sardonique de son sourire avait disparu. Une poignante tristesse s’était répandue sur son visage maigre, tourmenté, tout ridé.
– Maîtresse, fit-il sourdement, noble maîtresse, je suis prêt encore à mourir pour vous…
– Mais non à me faire entrer dans la chambre de Lucrèce, n’est-ce-pas ? Écoute, Giacomo, un jour que tu arrivas d’Espagne… tu suivais à la piste l’homme que tu avais juré de tuer… est-ce vrai ?…
– J’avais, à Jativa, fit l’intendant, une femme qui m’aimait et que j’idolâtrais… Cet homme l’attira dans un guet-apens… Pendant huit jours, fou de désespoir, je la cherchai dans la ville et dans la montagne… Un soir, elle reparut à la maison… mais si pâle que je n’eus pas la force de l’interroger… Alors… d’une voix ferme, elle me dit l’horrible vérité… l’homme l’avait violée… puis, rassasié, l’avait laissé partir… Quand elle eut fini de parler, ma femme se poignarda sous mes yeux sans que je fisse un geste pour l’en empêcher… Car si elle ne l’eût fait, je l’eusse fait, moi !… Je jurai sur son cadavre de la venger… et je suivis l’homme, le guettant, attendant l’heure… Il vint à Rome… il fut cardinal… puis pape… Il était si puissant qu’à peine pouvais-je concevoir l’espoir de l’atteindre… C’est alors que je vous rencontrai, signora… Malgré vos misérables vêtements, je reconnus en vous la grande dame que, parfois, j’avais aperçue à Jativa, dans son carrosse…
– C’est vrai, Giacomo. Tu étais triste : je te consolai. Tu étais pauvre : je te donnai de l’argent. Tu étais faible : je te promis de te secourir, et je crois avoir tenu parole…
– Ah ! signora, certes !… car vous avez sauvé le trésor qui me restait… En arrivant de Jativa, j’avais amené ma fille… ma Nina, si belle que, parfois, en la regardant, j’oubliais que sa mère était morte…
– Achève, Giacomo. Il ne me déplaît pas que tu me prouves la force de ta mémoire…
– Soit !… Et croyez bien, signora, que ma mémoire seule n’est pas forte… Il y avait déjà des années que j’étais à Rome… Sur vos conseils, et sans doute grâce à votre influence occulte, j’étais entré ici en qualité de deuxième intendant… Sur vos ordres, je m’appliquai à conquérir la confiance absolue de la signora Lucrèce, en sorte que je parvins au poste envié de premier intendant de son palais… Un soir – Nina avait alors quatorze ans – vous êtes venu me trouver… Sur vos conseils toujours, j’avais loué une petite maison où ma fille Nina vivait enfermée avec une domestique, ne sortant qu’au soir…
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