Borgia
fuir ?… Eh bien ! Veux-tu être un autre César, plus grand, plus fort, plus puissant ?… Veux-tu ?… Je descends dans les caveaux de Saint-Ange et je tue mon frère avant qu’on ne le délivre… Veux-tu ?… Je sais le moyen de terroriser mon père… il obéira… S’il n’obéit pas, je le tue et je te fais pape à sa place…
Ragastens s’était levé. Enlacée à lui, Lucrèce, d’une main, déchirait les voiles légers qui couvraient sa nudité ; de l’autre, elle essayait d’attirer à elle la tête de Ragastens.
– Aime-moi ! continuait-elle à râler. Aime-moi !
– Madame… votre poison le plus violent… votre poignard le plus acéré… tout ce que vous voudrez !… Mais pas votre contact !… Lâchez-moi… Lâchez-moi donc, ribaude ! Tes paroles me donnent la nausée… Tu sues le crime… tu distilles du dégoût !…
– Aime-moi ! Aime-moi !…
– Puisse ma langue être donnée aux chiens si jamais j’insulte une femme !… Mais toi, femelle monstrueuse, tu n’es pas une femme… j’ai le droit de t’insulter.
D’un violent effort, il se débarrassa de son étreinte. Les deux bras de Lucrèce se dénouèrent… elle recula, livide…
– Tu ne veux pas m’aimer ? gronda-t-elle.
– Madame, je vous jure sur mon nom que vos paroles vous ont mise à un doigt de la mort…
– Lâche !
– Lâche, en effet, puisque je ne débarrasse pas l’univers de votre présence ! Puisque je ne tue pas, par je ne sais quel absurde préjugé, le monstre abominable qui me propose l’infamie et le crime… Quels crimes !… L’assassinat de votre frère… de votre père !… Quelle infamie !
– Lâche ! grinça-t-elle, ramassée comme une panthère, tu as peur de quelques meurtres… Un homme !… tu n’es qu’un laquais de femmes… Tu ne veux pas la puissance de l’amour… Tu préfères mon poison, mon poignard… Sois satisfait ! Tiens, voici les deux !…
Elle se rua, brandissant un poignard qu’elle venait de saisir sur la table. La lame de ce poignard était empoisonnée. La piqûre la plus insignifiante donnait la mort immédiate, foudroyante…
Ragastens avait bondi. Il s’était placé derrière la table.
Lucrèce avait saisi la table. Brusquement, elle la renversa. En un instant, elle fut sur Ragastens.
Celui-ci, en arrêt, attendait. Ses deux bras se détendirent tout à coup comme deux puissants ressorts ; il saisit les deux poignets de Lucrèce. Elle écumait.
– Tu vas mourir ! rugit-elle.
– Madame, dit Ragastens avec un calme terrible, prenez garde de vous blesser en laissant tomber le joujou empoisonné que vous tenez à la main…
En effet, ses doigts nerveux tordaient les poignets de Lucrèce. Elle poussa tout à coup un hurlement de douleur. Le poignard lui échappa et, tombant sur sa pointe, s’enfonça en vibrant dans le parquet.
Lucrèce, à ce moment, se renversa, se roula.
Ragastens, agenouillé, la tenait sous son étreinte. Il saisit le poignard. Lucrèce devint livide…
– Je suis morte ! bégaya-t-elle.
– Je vous fais grâce, dit-il froidement. Tout à l’heure, j’ai fait grâce à votre frère, autre assassin… Mais ne retombez jamais sous ma main, ni l’un ni l’autre… je vous écraserais comme de malfaisantes vipères…
Aussitôt il se releva et, emportant le poignard, se jeta dans une pièce voisine.
Lucrèce, elle aussi, s’était relevée, blême, rugissante. Elle frappa à coups furieux sur un timbre en hurlant :
– À moi, gardes ! À moi ! Il y a un assassin ici !…
Des portes s’ouvrirent violemment. Des hommes armés, des suivantes à peine vêtues parurent, affolés.
– Il est dans le palais ! Il ne peut s’échapper ! Qu’on garde toutes les issues ! C’est l’assassin du duc de Gandie… il a voulu me poignarder !…
En même temps, elle se lança sur les traces de Ragastens, suivie d’une douzaine de gardes et d’autant de laquais, tandis que d’autres se précipitaient vers les portes et armaient leurs arquebuses.
Ragastens avait franchi deux ou trois pièces. Il se trouva tout à coup dans la vaste salle dont il avait tant admiré le luxe magnifique : la salle des festins.
Alors, il entendit des rumeurs, des appels qui s’entrecroisaient, un bruit de pas qui approchaient… Il entendit la voix de Lucrèce.
Son regard perçant fit le tour de la salle.
Il venait de se rappeler que les traces de sang, suivies par lui, la nuit où une
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