Borgia
les visiter, la nuit du moins… Je suis poltronne…
L’officier avait ouvert la porte qui donnait sur la cour et s’inclinait très bas. Un instant plus tard, Lucrèce et Ragastens se trouvaient dans la cour.
Ragastens aspira avec délices l’air de la nuit embaumée.
Ils arrivèrent à la grande porte du château.
Là aussi, il y avait un officier et un poste d’hommes. Seulement, le poste était le double de l’autre. À la vue de Lucrèce et de celui qu’on supposait être César, le même cérémonial s’accomplit. Enfin, ils franchirent la porte. Ils étaient sur la place.
– Mordieu ! s’exclama Ragastens en poussant un large et profond soupir.
XXIII – LA TIGRESSE AMOUREUSE
Le trajet du château Saint-Ange au Palais-Riant était assez court. Lucrèce, toujours suspendue au bras du chevalier, s’enfonça dans un dédale de petites rues. Elle marchait silencieusement, hâtant le pas.
Plus d’une fois, dans ce trajet, Ragastens se demanda s’il ne valait pas mieux, décidément, s’écarter d’un bond, disparaître au détour de quelque ruelle.
Un esprit de bravade et de défi, une jouissance du danger couru, la confiance très grande qu’il avait dans son étonnante force musculaire et dans sa prodigieuse adresse aux armes, la confiance illimitée qu’il avait aussi dans les ressources de son imagination toujours en éveil, toutes ces causes réunies firent qu’il suivit crânement la duchesse de Bisaglia et entra avec elle au Palais-Riant.
Tout dormait dans la vaste et somptueuse demeure.
Elle conduisit Ragastens dans le boudoir où elle l’avait déjà reçu un soir.
– Asseyez-vous, chevalier, dit-elle. Je suis à vous tout à l’heure.
Elle disparut.
– Que peut-elle bien me vouloir ? se demanda Ragastens. Il serait grandement temps d’aller respirer hors de Rome. Ce bon M. César doit être revenu de son étourdissement… Gare au réveil !…
Quelques minutes se passèrent. Lucrèce rentra. Elle portait un plateau d’argent sur lequel elle avait disposé toute une collation. Ragastens remarqua qu’il n’y avait qu’une coupe sur le plateau.
– Voici pour me faire oublier le pain et l’eau du château Saint-Ange, fit en souriant Lucrèce.
– Madame, que faites-vous ? s’écria Ragastens.
– Eh bien… je vous sers !…
– Oh ! madame, vous voulez donc me rendre bien orgueilleux ?… Servi par la duchesse de Bisaglia, par l’illustre signora Lucrèce… C’est trop, madame, c’est trop pour un pauvre soldat d’aventure…
Il y avait une telle vibration dans la voix du chevalier que Lucrèce se demanda si c’était l’émotion ou l’ironie qui le faisait parler.
– Le pape, dit-elle gravement, est servi par les mains que voici, toutes les fois que je vais au Vatican. Après lui, nul autre seigneur ne peut se vanter d’avoir vu Lucrèce lui verser à boire, chevalier…
En effet, la duchesse emplissait l’unique coupe du plateau. Ragastens vit pétiller le vin et jeta sur la coupe un regard perçant, comme s’il eût voulu deviner ce que portait ce vin si joliment mousseux.
Était-ce la vie ? Ou la mort ?…
– Madame, ce que vous me dites me désespère…
– Comment cela, chevalier ?
– Oui ! Cette minute inoubliable restera gravée dans mon cœur, si longtemps ou si peu que je vive… Mais voyez ma disgrâce… Je n’ai ni faim, ni soif… il me serait impossible de rien absorber en ce moment…
– Enfin ! s’écria Lucrèce en riant et en battant des mains. Il y aura donc quelqu’un qui aura fait peur à l’intrépide Ragastens !… Et ce quelqu’un, ce sera moi !…
– Peur, madame ?…
– Mais oui, chevalier… ce vin vous fait peur…
– Mordieu, madame, fit Ragastens en saisissant la coupe, vous êtes dans l’erreur. Y eût-il dans ce vin le poison de Locuste, nul ne pourra dire que j’ai eu peur… D’un trait, il vida la moitié de la coupe.
– À mon tour, fit Lucrèce.
Et, tranquillement, elle acheva la coupe en posant ses lèvres à la place même où Ragastens avait posé les siennes.
– Vous voyez, dit-elle, que si vous êtes empoisonné, vous mourrez en bonne compagnie…
« Quelle étrange femme ! songea Ragastens. Elle se joue à l’aise dans cette funèbre conversation, comme si elle causait de ses plaisirs favoris… »
– Jamais je ne me suis tant amusée ! fit Lucrèce. Ainsi, chevalier, vous croyez que je suis capable d’empoisonner les
Weitere Kostenlose Bücher