Brautigan, Un Rêveur à Babylone
national porté à son travail eut des effets favorables. Il s’est
épanoui et a pris confiance en lui. C’est au cours de l’année 1968 qu’il
écrivit ses plus belles nouvelles, celles qui ont paru début 1969 dans Rolling Stone et qui furent ensuite réunies dans La Vengeance de la
pelouse. La plupart de ces histoires traitent de son enfance. La
reconnaissance du public l’a en quelque sorte libéré et lui a permis d’écrire
sur cette période malheureuse. Dans le tumulte de la publicité qui vantait la
puissance comique de ses écrits, cette veine moins tape-à-l’œil passa quasiment
inaperçue. Ses adorateurs, qui croyaient que l’individu correspondait à son
reflet, ont dû déchanter. Ce que l’on ignorait, c’est que Brautigan fût autant
préoccupé par la mort, la destruction et la fragilité des relations entre les
êtres.
A la radio, Don Carpenter parla de la férocité avec laquelle
les inconditionnels déformèrent l’image de Richard, et les problèmes qui en
découlèrent.
Brautigan tombait sans cesse sur des lecteurs qui lui
déclaraient :
« Je vous aime, et vous savez, il y a vous, Dostoïevski
et Rod Mc Kuen, c’est vous mes trois écrivains préférés. »
Des lecteurs qui ne comprennent rien à son travail, ce n’est
pas ce dont un écrivain a besoin. Mais c’est vous qui les avez séduits, votre
livre, c’est eux qui l’ont acheté, et vous ne crachez pas sur leur argent. Il y
a là une contradiction. Vous ne pouvez pas dire : « Salut et bon
vent, mais laissez votre fric à la caisse. » Ces contradictions posèrent
réellement problème à Brautigan.
Il était bien naturel que Richard voulût se montrer sous son
meilleur jour : cette personne heureuse, chaleureuse, si amusante, que
tous ses amis appréciaient. Voilà ce à quoi visaient les photos des
couvertures, où il s’étalait avec des copines du moment, Marcia, Valérie, Chéri
et Victoria. Mais si l’on veut comprendre la vie de Brautigan, il faut saisir
qu’il était tout aussi important pour lui d’échapper à cette enfance
malheureuse dans le Nord-Ouest, d’exorciser les démons du manque d’affection et
de l’isolement. Pour maintenir la séparation entre l’histoire de son enfance et
la solitude de sa vie adulte, il procédait en privé à la création de mondes
fictifs parallèles qui lui permettaient de tenir le coup. Ses histoires trouvèrent
un public, mais un public qui ne le comprit qu’à moitié.
Au-delà de son « petit
confort » – boire, manger, avoir un toit – qu’il
pouvait espérer de la société, Richard était trop marginal pour croire en
d’autres valeurs. Et même lorsque sa gloire nouvelle lui procura les signes
nombreux et évidents d’une réussite sociale, il trouva toujours le moyen de
stigmatiser son statut de solitaire et de marginal. L’argent, il n’y accordait
quasiment aucune importance, et il doutait fort des joies d’une famille unie,
d’un foyer et d’un garage pour deux voitures.
La vision sombre qu’il avait de la société lui venait entre
autres de son éducation dans le Nord-Ouest. Pendant la majeure partie de son
enfance, il fut un marginal, le gamin bizarre qui bénéficiait des aides
sociales, le maboul dont le cerveau, comme le dit si bien le romancier Tom
McGuane, « était son seul jouet ».
Brautigan m’a rapporté cette anecdote, qui illustre assez
bien son attitude vis-à-vis des honneurs et récompenses dispensés par la
société. Il affirmait avoir été une terreur pendant ses années de lycée. Il se
souvenait avoir cisaillé le cul des sacs de nourriture pour chiens, avec des
lames de rasoir, dans les magasins, puis les avoir replacés consciencieusement
sur les étagères et s’être posté un peu plus loin, à l’affût d’un client qui
viendrait se servir.
Avec ses bêtises, le petit Richard en fît voir de toutes les
couleurs à ses professeurs. Un jour, il a décidé qu’il en avait marre de jouer
au cancre ; il a pris la décision de rentrer dans le rang. Cela a duré un
semestre, pendant lequel, à la plus grande satisfaction de ses professeurs, il
a été l’élève modèle. Mais il a finalement laissé tomber cette expérience,
faute de raison valable de continuer dans cette voie. Les récompenses à la clé n’étaient
pas à la hauteur des efforts prodigués. Selon lui, bien faire les choses
n’aboutissait qu’à l’esclavage, à se comporter selon les critères édifiés
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