Brautigan, Un Rêveur à Babylone
par
d’autres.
Dans ses critiques, Richard ne faisait pas de demi-mesure.
Les gens étaient « dans le coup », ou bien « des
ringards » ; ce que l’on réalisait : bon ou mauvais. Les trucs
étaient soit nuls soit géniaux. Que quelqu’un vînt à contredire Richard, et il
se voyait illico frappé de discrédit. Pardonner ne fut jamais son point fort.
Sur bien des plans, Richard resta toute sa vie un adolescent. Et comme un
teenager qui se laisse emporter par ses émotions, il pouvait se montrer
remarquablement aveugle face à ses propres contradictions.
Un jour que nous faisions des courses sur Clement Street, il
s’arrêta devant la vitrine d’un magasin de disques, me montra les disques du
doigt.
« Encore une rock star en train de poser sur la
pochette. J’en ai tellement marre de tout ce cirque. »
Il venait d’oublier que, juste à côté, les couvertures de
ses bouquins étaient exposées, faisant un étalage copieux de lui et de ses
copines.
Bien sûr, comme n’importe quel autre écrivain, la célébrité
l’amenait à voir les choses en grand. Il comprenait parfaitement qu’il y avait
un paquet d’argent à se faire, si l’on arrivait à signer des chansons qui
sortiraient sur disque.
Début 1968, à mon retour à San Francisco, ses livres
commençaient juste à tirer à 5 000 exemplaires. Il touchait environ 300
dollars par mois et avait pourtant du mal à joindre les deux bouts. Il
réquisitionna ma Chevy 1951 pour aller porter quelques poèmes à Janis Joplin,
dont la collaboration avec Michael McLure pour Oh Lord, won’t you buy me a
Mercedes Benz avait été couronnée de succès, et il prétendait qu’elle
souhaitait interpréter quelques chansons signées Brautigan sur son prochain
album.
Quant à moi, j’étais plutôt sceptique. Les poèmes de Richard
ne possédaient ni rimes ni rythme. En outre, le talent de Janis Joplin me
semblait un peu abrupt pour sa poésie délicate. Je restais toutefois
suffisamment curieux pour accepter de l’emmener jusqu’à l’appartement de Janis,
sans toutefois lui faire part de mon scepticisme. Il y croyait ferme et n’était
pas d’humeur à subir mes « Ouais, mais ».
Janis Joplin n’était pas chez elle. En revanche, deux de ses
copines nous accueillirent, toutes de cuir vêtues. Une d’elles s’empara des
poèmes avec un mépris à peine dissimulé et nous indiqua la sortie.
Il tenait ses poèmes à la main, je pus en apercevoir les
titres. Après coup, je pus donc les restituer. Par la suite, quand j’ai repensé
au « Cheval qui creva un pneu » et « Ce soir, elle dort dans le
château de Greenbook », je ne pus réprimer une franche rigolade, songeant
à Janis en train de brailler :
« Ce soooir elle dddort dans le châââteau de
Greeenbuh-buh-brook, babiiiii. »
Ce que je puis me rappeler de Brautigan, entre l’automne
1968 et l’automne 1970, tient de l’improbable projection de diapos, tant de
souvenirs sans continuité se brouillent et s’emmêlent. Septembre 1968 devait
être pour moi le début d’une période de sécurité. En tant qu’étudiant en
licence à l’université de San Francisco, je disposais pour la première fois
depuis des années d’un revenu régulier, aussi maigre fût-il. Je possédais
également une pièce pour écrire située dans notre nouvel appartement. Pourtant,
à cette période, deux choses minaient mon optimisme.
Premièrement, les étudiants étaient en pleine rébellion. Je
dus donc développer une stratégie de survie au quotidien. Les affrontements
étaient monnaie courante à cette époque de parano larvée, et mes cours se
noyaient dans la confusion. Deuxièmement, parce que pour des raisons de
commodité concernant notre fille et mon travail, nous avions besoin d’un
appartement plus spacieux, dans le quartier de Haight Ashbury. Nous n’avions
pas idée du danger que cela représentait, lorsque nous avons loué au 1918 de
Oak Street. Un de nos amis tenait une imprimerie dans le Haight, si bien que
Lani et moi avions entendu quelques histoires de scènes qui avaient mal tourné,
mais nous n’étions pas préparés à jouer aux cow-boys. A peu près chaque nuit
éclataient des coups de pistolet et des combats bruyants. Des agressions
étaient parfois commises sur le pas de notre porte. Les rues du Panhandle
étaient aux mains de gangs. Rapidement, nous n’avons plus quitté l’appartement
après la tombée de la nuit. Portant notre fille sur son dos,
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