Brautigan, Un Rêveur à Babylone
sûrement pas lui, disait-il, qui avait pu la convaincre de
lire ses livres.
C’était, pour Richard, une drôle de manière détournée de
dire que la célébrité, désormais, n’était plus entre ses mains. Que ses écrits
jouaient maintenant avec des forces qu’il ne contrôlait plus. Mais, loin de
l’effrayer, cette idée le comblait. Les aléas de la gloire firent ressortir la
facette machiste latente de sa personnalité, le Richard qui jouait aux durs et
feignait de pouvoir tirer les rets du destin.
Lorsque je me suis inscrit à l’université d’État de San
Francisco, en janvier 1968, j’ai dégotté un studio dans le quartier de
Richmond, pour ma famille, et les aller et retour entre la maison et le campus
ont commencé. Notre loyer mensuel s’élevait à 115 dollars, pour un budget total
de 145 dollars plus les tickets restaurants. Lani a appris la cuisine chinoise
et s’approvisionnait au marché peu onéreux de Clement Street. C’est ainsi que,
par la force des choses, nous sommes rapidement devenus végétariens, nous
plongeant dans les délices du bok choy, du bok choy et encore du bok choy. A chaque fois que nous pouvions nous offrir le luxe d’un
peu de viande, nous nous préparions un chili. Je ne fis bientôt plus que
quatre-vingt-cinq kilos, retrouvant ainsi mon poids de lycéen.
Pour arrondir les fins de mois, à chaque fois que je pouvais
grignoter du temps sur les cours, ce qui était rare, je me cherchais du boulot
comme déménageur. Dix-huit heures de cours, dont cinq cours d’anglais, une
classe de sciences politiques. Plus un examen par semaine pour obtenir mon BA [1] à la fin de l’été. J’étais d’ores et déjà accepté en licence dès l’automne
1968, ce qui signifiait l’obtention d’un poste d’assistant et d’une bourse
suffisante pour faire vivre ma famille. Autant dire que j’étais vraiment décidé
à ne pas louper cet examen.
L’argent économisé à Monterey fut vite épuisé. J’ai
finalement dû revendre ma camionnette, et emprunter de l’argent à ma mère. Lani
prit un boulot à temps partiel, les après-midi, tandis que je restais avec
notre fille et rédigeais mes devoirs. Avec ce nouvel emploi du temps, je ne
côtoyais plus Brautigan que par intermittence et ne pus me rendre que rarement
sur Haight Street. Les quelques fois où nous parvînmes à nous retrouver, les
nouvelles concernant sa célébrité montante dominaient la conversation. Je me
souviens d’avoir ressenti plus d’une fois une bouffée de jalousie envers la
chance qu’il avait, même si je m’en réjouissais sincèrement. Je me rappelle
cette fois où je l’ai rencontré pour un court après-midi. J’avais passé
l’essentiel de la journée à bosser comme déménageur pour le compte de la
société Lyons. Je disposais donc d’un peu de liquide. Nous nous retrouvâmes
rapidement embringués dans une petite fête au restaurant. La note est arrivée.
La part qui m’incombait excédait mon budget nourriture pour le mois.
Richard a remarqué mon embarras.
« Je prends tout pour moi », dit-il en fourrant la
note dans sa poche. « Je sais bien que, de toi-même, tu ne serais pas venu
manger ici. »
Sa célébrité toute fraîche, c’était son nouveau jouet. Sa
fascination égocentrique semblait excusable après les années de pauvreté et
d’abandon qu’il avait connues.
Pourtant, tout le monde ne le voyait pas de cet œil. Les
révolutionnaires du Haight, en particulier, trouvaient son attitude
particulièrement irritante. Après tout, il n’avait pas écrit quatre romans en
cinq ans pour pouvoir émettre une opinion sur les perspectives de changements
radicaux de la société. Mais cela, on avait tendance à l’oublier. Certains de
ses amis, comme le Digger Peter Berg, furent dégoûtés par cette perpétuelle
fascination pour la gloire.
« Richard nous serinait avec le nombre de livres qu’il
avait vendus la semaine d’avant. C’était devenu si systématique que cela finit
par ne plus être que son seul sujet de conversation. C’est alors que j’ai
commencé à l’appeler Richard-Carrière. Ce qui mit fin à nos relations. »
En 1968, ses trois livres chez Four Seasons se vendaient
plutôt bien pour un tirage modeste. Il n’était certes pas riche, mais il
n’avait plus à se battre, ni pour payer son loyer ni pour se nourrir. Il
arrivait même à régler la pension de sa fille. Il trouvait son succès local
d’une exquise ironie, car des
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