Brautigan, Un Rêveur à Babylone
n’en revenait pas de cette gloire », me
dit-elle, « il n’en croyait pas ses yeux. Une fois, nous dûmes nous mettre
à l’abri dans le magasin de fripes Peggy’s car il était assailli de toutes
parts. »
Que ses livres n’aient pas eu d’autre héros que le narrateur
s’exprimant à la première personne, voilà qui apporte sans doute un nouvel
éclairage à la gloire de Brautigan. Jack Kerouac mettait en scène Neal Cassady
sous l’identité de Dean Moriartyr et Japhy Ryder pour Gary Snyder. Ken Kesey
inventa le Coyote rusé Murphy-le-Coucou. Mais Brautigan, lui, ne proposa dans
ses premiers livres que des versions de lui-même. C’est Brautigan en personne
que les inconditionnels croyaient acheter, quand ils achetaient un de ses
livres. Et malheureusement, il se prit au jeu, lui aussi, mettant en avant son
propre visage et ses petites amies. Allant jusqu’à faire inscrire son numéro de
téléphone sur la couverture.
Après sa mort un de ses amis, Ron Lœwinsohn, déclara à la
radio que les acclamations du public lui faisaient vraiment l’effet d’une
drogue. Richard avait beau admettre auprès de ses proches que tout cela,
nécessairement, n’était que fugitif, il n’en reste pas moins qu’il en vint, sur
un plan émotionnel, à se retrouver en situation de dépendance. Dans son livre Démon
Box, Ken Kesey se souvient de ses premiers symptômes d’accoutumance à la
célébrité dans les années 60 :
« J’étais heureux de quitter les États-Unis. Ce livre
sur les copains du Kool-Aid et moi-même venait juste de sortir, et je sentais
les feux de la rampe se concentrer sur moi, ils brûlaient comme un œil
ultraviolet géant. Toute la tension générée par cette notoriété soudaine
m’effrayait un peu et me titillait beaucoup. Il me fallait prendre un bol d’air
frais avant de devenir complètement accro ou de couler. »
On est là sous les projecteurs, on sent l’œil qui vous passe
dessus. On se sent soudain changé, maquillé, isolé, porté au pinacle, mais
solitaire, planant au-dessus de ses propres angoisses de scène, ses propres
scrupules, etc. La timidité et l’indécision se dissipent dans cette explosion
rayonnante pour laisser place à la grâce et à un sentiment de puissance
immédiat. Ce phénomène peut être comparé à une montée de speed. Le protoplasme
somnolent éclôt instantanément en une perfection à la Bruce Lee. Entre alors le
dragon. Mais enfoui sous les écailles, il y a un hic, suivi par cet œil, vous
contemplez l’étoile qui brille tout là-haut et vous remarquez qu’il y a un
viseur monté à l’intérieur du télescope.
Pour un écrivain, la griserie ressentie à ce moment-là
semble encore plus euphorisante et plus déstabilisante que pour, disons, un
acteur, dans le sens où un produit – livre, pièce de théâtre ou
film – se dresse entre lui et son public. Surgir de derrière ce
bouclier représente sans doute à la fois un danger et un flash de jouissance.
C’est à Bobbie Louise Hawkins que l’on doit un des comptes rendus les plus
révélateurs sur Brautigan, au moment où il endossa le statut de héros de ses
livres :
« Lors de la première virée que fit Richard sur la côte
Est, il se retrouva à Harvard Square, lorsque, de Massachusetts Avenue, fit
irruption un défilé, avec quatre jeunes filles au premier rang. Les deux du
milieu exhibaient une truite gigantesque en papier mâché, et les deux autres,
sur les côtés, tenaient un étendard sur lequel on pouvait lire La Pêche à la
truite en Amérique. Le défilé était organisé par une école de Cambridge qui
avait tiré son nom du livre ; et Richard en fut enchanté, transporté en
pleine extase. Je ne pense pas qu’il fut alors conscient des dommages que peut
engendrer la célébrité. »
Richard supprima la barrière entre ses écrits et lui-même.
Il devint un symbole et fit de son écriture une simple composante de ce symbole.
Il est entré dans la danse. Il n’y a qu’une seule chose qui s’apparente à
cela : une montée de speed.
Richard avait bien anticipé les choses, la perception qu’il
eut de sa reconnaissance imminente était réaliste et sensée. Il me dit qu’il se
rendit compte qu’il allait devenir célèbre le jour où il vit que la fille à la
caisse de l’épicerie chinoise de son quartier était en train de lire La
Pêche à la truite. Et même si cela faisait trois ans qu’il vivait dans le
coin, ce n’était
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