Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
jour
et avec une particulière insistance les dimanches et jours de fête,
accompagnent les heures qu’il passe chez lui. S’il y a quelque chose qui ne
manque pas dans Cadix – Espagne en miniature, et toujours pour le
pire –, ce sont bien les couvents et les églises.
Malgré ses affinités avec ceux qui assiègent la ville –
ou plutôt avec la tradition française des Lumières du siècle passé, dont la
Révolution et l’Empire sont les héritiers –, il y a des détails que
Gregorio Fumagal accepte difficilement : la restauration napoléonienne du
culte religieux en est un. Le taxidermiste n’est qu’un modeste commerçant et un
artisan qui a lu des livres et étudié des êtres vivants et morts. Mais il
estime que, par son ignorance de la Nature et son manque de courage pour en
accepter les lois, l’homme a renoncé à l’expérience en échange de systèmes
imaginaires, inventant des dieux, ainsi que des prêtres et des rois qui sont
leurs représentants sur terre. Se soumettant sans restriction à des êtres qui
sont ses semblables et qui en ont profité pour faire de lui un esclave privé de
raison et incapable de comprendre ce qui est la clef de tout : seul existe
l’ordre naturel, et le désordre lui-même en fait partie. Après avoir lu ce que
les philosophes ont écrit sur la question et étudié la mort de près, Fumagal
pense que la Nature ne peut pas agir différemment. C’est elle, et non un Dieu
impossible, qui distribue ordre et désordre, plaisir et douleur. C’est elle qui
répand le bien et le mal sur un monde où ni les cris ni les supplications ne
peuvent rien contre les lois immuables de la vie et de la destruction. Contre
leur terrible nécessité. Il est dans l’ordre des choses que le feu brûle,
puisque telle est sa propriété. Il est dans ce même ordre des choses que
l’homme tue et dévore d’autres animaux dont la substance lui est indispensable.
Et aussi que l’homme fasse le mal, puisque souffrir entre dans sa condition. Il
n’y a pas d’exemple plus édifiant que la mort accompagnée de souffrances sous
un ciel incapable de les alléger d’un gramme. Rien ne révèle mieux le caractère
du monde ; rien n’est plus réconfortant, face à l’idée d’une intelligence
supérieure dont les intentions, si elles existaient, seraient injustes jusqu’au
désespoir. Voilà pourquoi le taxidermiste considère que l’on trouve une
certitude morale consolatrice, presque jacobine, même dans les plus grands
désastres et les pires atrocités : tremblements de terre, épidémies,
guerres, massacres. Dans les grands crimes qui, mettant chaque chose à sa
place, renvoient l’homme à la froide réalité de l’Univers.
*
— C’est à la physique et à l’expérience qu’il faut
faire appel, dit Hipólito Barrull. Chercher le surnaturel est absurde, à notre
époque.
Rogelio Tizón écoute attentivement tout en marchant
lentement, tête baissée, les yeux rivés sur les pavés de la place San Antonio.
Il tient sa canne et son chapeau dans ses mains croisées dans le dos. La promenade
lui libère la tête après les trois parties d’échecs au café de la Poste :
deux gagnées par le professeur et la dernière nulle.
— Questionner la raison, résume Barrull.
— La raison éclate de rire quand on la questionne.
— Analysez le monde visible, dans ce cas. N’importe
quoi, plutôt que de vous en remettre à des abracadabra.
Le commissaire regarde les environs. Le soleil s’est couché
et la température devient plus agréable à mesure que le ciel s’obscurcit
au-dessus des tours de vigie et des terrasses des maisons. Quelques voitures et
chaises à porteurs stationnent devant la pâtisserie de Burnel et le café
d’Apollon, et beaucoup de gens se promènent là et dans la Calle Ancha en
profitant des dernières lueurs du jour : familles cossues des maisons
voisines, habitants des quartiers populaires proches, enfants qui courent et
jouent au cerceau, prêtres, militaires, réfugiés sans ressources qui cherchent
en catimini des mégots de cigares sur la chaussée. La ville se détend,
tranquille et confiante, entre les demi-colonnes, les orangers et les bancs de
marbre de sa place principale, en profitant du long crépuscule d’été. Comme
d’habitude, la guerre semble très loin. Presque irréelle.
— Le monde visible, proteste Tizón, me dit que tout ce
que je viens de vous rapporter est vrai.
— Et donc, ça l’est.
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