Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
je vais droit
au but ?
— Droit au but, si vous voulez bien.
Une brève pause. Juste ce qu’il fallait. Après quoi, Tizón a
avancé son fou.
— Le petit Maure de quatorze ans, votre domestique dont
vous défoncez l’oignon de temps en temps, pourrait vous valoir un désagrément.
Ou deux.
Ce fut comme si, d’un coup, tout le sang s’était retiré du
corps du publiciste. Blanc comme une feuille de papier avant d’être introduite
dans la presse à imprimer. Dans les yeux délavés, les pupilles se sont
rétrécies au point de presque disparaître. Deux points noirs minuscules.
— L’Inquisition est suspendue, a-t-il fini par murmurer
avec effort. Et sur le point d’être abolie.
Mais cela manquait de fermeté. Rogelio Tizón s’y
connaissait. Le ton de son interlocuteur était celui de quelqu’un qui n’a rien
mangé depuis le matin et risque de rester sans souper. L’estomac trop vide et
la tête trop pleine. Frôlant l’évanouissement. À cet instant, la dent en or a
émis un autre éclat. Moi, l’inquisition, je m’en fous, a répondu le
commissaire. Mais voyez-vous, il y a plusieurs options. L’une est d’expulser de
Cadix ce garçon qui a moins de papiers qu’un lapin de garenne. Une autre est de
l’arrêter sous un prétexte quelconque et de faire en sorte que les détenus
vétérans de la Prison royale lui élargissent un peu l’horizon. J’en vois encore
une troisième : demander une expertise médicale à un juge de confiance et
l’obliger ensuite à vous accuser de sodomie. Le péché infâme, comme vous savez.
C’est ainsi que nous l’appelions avant toute cette chienlit des Cortès et de la
Constitution. Dans le bon vieux temps.
Maintenant, le publiciste bafouillait. Carrément et sans
chercher à dissimuler.
— Depuis quand ?… C’est incroyable… Depuis quand
savez-vous tout ça ?
— Le petit Maure ? Ça fait un bail. Mais chacun
mène sa vie comme il l’entend ; et moi, vous savez, je ne me mêle pas de
la vie privée des autres… Ce qui ne m’empêche pas, camarade, de me torcher le
cul avec le journal que vous publiez.
Assis dans l’escalier de la maison déserte, Tizón jette son
cigare sans l’achever. C’est peut-être à cause de l’odeur du lieu, mais la
fumée a un goût amer. Sur le ciel nu de la cour, la dernière lumière du
couchant décroît, et le rectangle de clarté s’éteint au sol où les chats
continuent de lécher la tache de sang séché. Il n’y a plus rien à faire ici.
Rien qui pourrait l’éclairer. Toutes ses prévisions sont parties en quenouille,
laissant un vide aussi désolé que les ruines de cette maison. Le commissaire
pense au morceau de plomb tordu qu’il conserve dans le tiroir de son bureau, et
hoche la tête. Des mois durant, il a attendu l’indice insolite, l’inspiration
clef qui lui permettrait d’avoir enfin une vision du jeu dans toute son
étendue. Du possible et de l’impossible. Il sait aujourd’hui que cette idée lui
a fait perdre trop de temps, en le maintenant dans une passivité dangereuse
dont la nouvelle fille morte est la triste conséquence. Rogelio Tizón n’a pas
de remords ; mais l’image de la fille de seize ans avec son dos
déchiqueté, ses yeux écarquillés par l’horreur et ses dents qu’elle a brisées à
force de les serrer dans sa longue agonie, le met dans un état de rage d’une
intensité quasi physique. S’y superpose le souvenir des précédentes filles
assassinées. Cela le renvoie aux fantômes qui hantent la pénombre permanente de
sa propre demeure. À la femme silencieuse qui erre dans celle-ci comme une
ombre, et au piano dont plus personne ne joue.
Il reste tout juste un soupçon de lumière. Le commissaire se
lève, jette un dernier coup d’œil aux chats qui lèchent le sol et s’éloigne par
le couloir obscur en direction de la rue. Finalement, le gouverneur
Villavicencio avait raison. Le temps est venu de dresser une liste d’individus
indésirables, en prévision du moment où Cadix commencera à réclamer une tête
d’assassin. Pour l’instant, quelques aveux soigneusement ambigus peuvent
maintenir les choses sous contrôle, dans l’attente d’un coup de chance ou du
résultat de son patient travail. Sans écarter l’éventualité de nouveaux et
opportuns événements liés à la guerre et à la politique : une agitation,
des troubles qui, au bout du compte, vous remettent de l’ordre dans le
désordre. De telles pensées,
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