Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
pigeons, verse de l’eau dans un
récipient et ferme soigneusement le pigeonnier. Puis il franchit le seuil de la
porte vitrée de la terrasse en la laissant ouverte, descend les marches du bref
escalier et revient dans le cabinet de travail. Là, cernée par les regards
immobiles des animaux disposés sur des perches et dans des vitrines, sa
nouvelle pièce, le macaque des Indes orientales, commence à prendre forme sur
la table de marbre : l’aspect est superbe, et sa vision réjouit le
taxidermiste. Après avoir écorché l’animal et nettoyé les os, il a laissé la
peau baigner pendant plusieurs jours dans une solution d’alun, de sel marin et
de crème de tartre achetée chez le marchand de savon Frasquito Sanlúcar –
en même temps qu’une nouvelle teinture pour les cheveux qui ne déteint pas avec
la transpiration –, avant de commencer l’armature interne en combinant fil
de fer épais, liège et rembourrage d’étoupe avec la structure osseuse
méticuleusement reconstituée et replacée, petit à petit, à l’intérieur de la
peau préparée.
La matinée est chaude. La lumière qui entre par la porte de
la terrasse et éclaire les marches et le cabinet devient plus zénithale et plus
intense, faisant briller les yeux de verre des animaux empaillés. La cloche de
bronze de l’église de Santiago proche sonne l’angélus, relayée par les douze
coups de la pendule posée sur la commode. Puis le silence revient, troublé
seulement par le bruit léger des instruments que manie Fumagal. Il travaille
habilement avec des aiguilles, des alênes et du gros fil, remplissant et
cousant les cavités, tout en consultant les instructions posées près de la
table. Il s’agit d’études préalables sur l’attitude qu’il entend donner au
singe : debout sur une branche d’arbre sèche et vernie, la queue tombante
et le plus possible en spirale, la face légèrement tournée vers l’épaule
gauche, regardant le futur spectateur. Pour fixer le corps du macaque dans la
bonne position, le taxidermiste fait appel à des estampes d’histoire naturelle,
des gravures de sa collection et des dessins qu’il a lui-même exécutés. Il ne
néglige aucun détail, car il en est au moment le plus délicat : la
recherche d’une posture qui mette en valeur le corps de l’animal, en apportant
tous ses soins à la finition des paupières, des oreilles, de la bouche ou de la
texture du pelage. De cela dépend, dans une grande mesure, l’apprêt final, le
point exact qui donnera ou ôtera sa crédibilité au travail, soulignant sa
perfection ou la détruisant. Fumagal est conscient qu’une déformation négligée,
une griffure sur la peau, une suture mal faite, un insecte minuscule oublié
dans le rembourrage défigureront la pièce qui, le temps passant, pourra finir
par se décomposer. Après presque trente ans de métier, il sait que tout animal
empaillé reste en quelque sorte vivant, qu’il vieillit à sa façon sous les
effets de la lumière, de la poussière, du passage des années, et des subtiles
transformations physiques et chimiques qui se produisent en lui. Dangers contre
lesquels doit se prémunir la dextérité d’un bon taxidermiste en faisant appel
au meilleur de son art.
Une explosion sourde, amortie par la distance et les maisons
interposées, arrive jusqu’au cabinet un instant après qu’une légère ondulation
de l’air a fait vibrer les vitres de la porte ouverte sur la terrasse. Fumagal,
qui était en train de coudre au point de surjet la naissance de la queue de
l’animal, interrompt son travail et reste immobile, attentif, laissant en
suspens dans l’air la main qui tient l’aiguille où est passé le fil. Celle-là a
vraiment éclaté, conclut-il en reprenant sa tâche. Et pas trop loin : vers
l’église du Populo, sûrement. À cinq cents pas. La possibilité qu’une bombe
finisse par atteindre sa maison, voire lui-même, lui vient parfois à l’esprit.
N’importe lequel de ses pigeons peut lui apporter en retour un message
dangereux, ou mortel. Parmi les projets que le taxidermiste nourrit pour sa
vieillesse – probable ou improbable – ne figure pas celui de
s’immoler comme Samson dans le temple des Philistins, mais tout jeu a ses
règles et celui-là ne fait pas exception. À vrai dire, cela ne le dérangerait
pas outre mesure qu’une bombe vienne à tomber plus près : exactement sur
l’église voisine de Santiago, en faisant taire les cloches qui, jour après
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