Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
avant d’arriver au
Mentidero.
— Le problème, dit enfin Tizón, est que, maintenant, la
possibilité de le prendre sur le fait est beaucoup plus réduite. Avant, nous
pouvions espérer l’attraper en surveillant les points de chute des bombes.
Désormais, c’est impossible de rien prévoir.
Soyons logiques, argumente Barrull après avoir un peu
réfléchi. L’assassin a tué quatre fois, et en trois occasions la bombe est
tombée avant. La dernière, en revanche, est arrivée après. Il est impossible
d’établir si l’association que vous avez faite depuis le début est fausse,
erreur ou simple hasard, ce qui l’invaliderait définitivement. Une deuxième
possibilité est qu’il s’agit d’une constante réelle : une série
ininterrompue ou altérée par le hasard ou les circonstances. La troisième est
qu’il s’est produit un changement dans la norme, sans que nous sachions ce que
cela signifie. Une nouvelle phase de l’affaire dont l’origine échappe pour le
moment à l’analyse, mais qui devrait avoir quelque part son explication
logique. Ou qui, au moins, ne s’opposerait pas au système naturel du monde dans
lequel vivent policier et assassin.
— Attention au mot hasard, professeur, prévient
Tizón. Vous-même, vous avez l’habitude de dire que c’est une excuse trop
courante.
— Oui, c’est vrai. Elle est celle qui demande le moins
d’efforts. Souvent, ou peut-être toujours, nous y recourons pour camoufler
notre ignorance des causes naturelles. De la loi immuable dont la stratégie
déplace les pièces sur l’échiquier… Pour justifier des effets visibles dans
lesquels nous sommes incapables de voir un ordre ou des systèmes.
Tizón s’est arrêté pour gratter une allumette sur un mur. Il
applique la flamme à l’extrémité du cigare.
— Tout peut arriver quand un dieu y travaille, murmure-t-il
en soufflant de la fumée pour éteindre l’allumette.
Dans l’obscurité, il ne voit pas l’expression de Barrull,
mais il entend son rire.
— Eh bien, commissaire ! À ce que je vois, vous ne
lâchez pas Sophocle.
Ils parcourent le Mentidero sur toute sa longueur en
direction du rempart et de la mer, au milieu des silhouettes obscures de gens
qui forment des groupes assis sur des bancs, des chaises et des couvertures
étendues sur le sol, à la lueur de chandelles, lanternes et veilleuses qui
brûlent dans des pots en céramique ou en verre. Depuis que le beau temps est
arrivé, des familles des zones les plus exposées viennent passer la nuit en
plein air dans ce quartier, sur la place et sur l’esplanade du Ballon, sans que
manquent jamais vin, guitares et conversations jusqu’aux petites heures du
matin.
— Voyons cela, donc, déclare Barrull. Comme la raison
refuse d’admettre que quelqu’un soit capable de prédire de manière consciente
et avec exactitude le lieu où tombera la bombe et de s’arranger pour tuer
précisément là, il ne reste qu’une possibilité : l’assassin a eu l’intuition du point de l’explosion… Ou, pour exprimer ça en termes scientifiques, il a agi
poussé par des forces d’attraction et des probabilités dont la formulation nous
échappe.
— Vous voulez dire qu’il ne serait qu’un élément d’une
combinaison.
Cela se pourrait, répond le professeur. Le monde est plein
d’ingrédients isolés, en apparence sans relation entre eux. Mais quand certains
mélanges en approchent d’autres, la force qui en résulte peut produire des
effets surprenants. Ou terribles. Des combinaisons dont on n’a pas découvert la
clef. L’homme primitif resterait sûrement sidéré en voyant surgir le feu là où,
aujourd’hui, il suffit de mélanger de la limaille de fer avec du soufre et de
l’eau. Les mouvements composés ne sont rien d’autre que le résultat d’une combinaison
de mouvements simples.
— Votre assassin, conclut Barrull, serait dans ce cas
un facteur physique, géométrique, mathématique… que sais-je. Un élément en
relation avec d’autres : victimes, localisation topographique, trajectoire
des bombes, peut-être contenu de celles-ci. Poudre, plomb. Certaines explosent,
d’autres non, et lui n’agit que lorsqu’elles explosent, ou vont exploser.
— Mais seulement aussi quand les bombes ne tuent pas.
— Et cela complique les questions que nous nous posons.
Pourquoi les unes et pas les autres ? Est-ce qu’il choisit, ou pas ?
Qu’est-ce qui le pousse à agir seulement dans certains
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