Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
ramener l’Espagne à
son statut antérieur ; et si s’attribuer ou lui attribuer une telle
autorité n’est rien d’autre qu’usurpation et manque de respect. Une folie que
le temps se chargera de faire disparaître en remettant tout en ordre.
Sur la place San Antonio, il continue de pleuvoir des
cordes. Dans le bruit des sabots des chevaux et de la musique de fête, le
cortège s’éloigne lentement sous les drapeaux et les tentures des balcons qui
ruissellent d’eau. Toujours sous le porche de l’église, le commissaire sort son
étui et allume un cigare. Puis il regarde placidement la foule réjouie qui
l’entoure, les personnes de toutes conditions qui applaudissent avec
enthousiasme. Il le fait en prenant note de chaque visage, comme pour les
graver dans sa mémoire. C’est un réflexe professionnel : simple précaution
technique. En fin de compte, libéraux ou royalistes, ce dont on débat à Cadix
n’est rien d’autre qu’une version nouvelle, différente, de l’éternelle lutte
pour le pouvoir. Rogelio Tizón n’a pas oublié que récemment encore, suivant les
ordres supérieurs et au nom de l’ancien roi Charles IV, il mettait en
prison ceux qui introduisaient des libelles et des livres contenant des idées
identiques à celles, reliées en maroquin rouge, que promène aujourd’hui le
gouverneur. Et il sait qu’avec les Français ou sans eux, avec des rois absolus,
avec la souveraineté nationale ou avec le premier chien coiffé assis à San
Felipe Neri, celui qui commandera en Espagne continuera, comme partout, d’avoir
besoin de prisons et de policiers.
*
À la tombée de la nuit, les bombardements français
s’intensifient. Assise devant la table du cabinet botanique chauffé par un
brasero, Lolita Palma écoute les explosions proches qui se mêlent au fracas du
vent et de la pluie. Le déluge continue, se ravivant en rafales qui hurlent et
griffent le rempart et les façades des maisons, et tentent de se frayer un
passage dans le tracé perpendiculaire des rues avoisinant San Francisco. On
dirait que la ville entière oscille à l’extrémité du Récif qui la maintient ancrée
à la terre ferme, sur le point de voir ses tours abattues par le vent, inondée
par la nappe d’eau qui se confond dans l’obscurité avec les vagues que
l’Atlantique précipite contre la baie.
Asplénium scolopendrium. La feuille de fougère a
presque un pied de long et deux pouces de large. À la lumière d’une lampe,
Lolita Palma l’étudie avec une loupe à manche d’ivoire fortement grossissante,
observant les fructifications qui forment des lignes parallèles, obliques par
rapport à la nervure centrale. Il s’agit d’une plante commune et très belle,
déjà décrite par Linné et fréquente dans les bois espagnols. La maison de la
rue du Bastion possède deux superbes spécimens de cette variété, plantés dans
des pots dans la galerie vitrée intérieure que Lolita utilise comme serre.
Une autre explosion. Elle retentit encore plus près, presque
au bout de la rue des Doublons, amortie par les constructions interposées et le
bruit de la pluie et du vent – cette nuit, la tempête et le bombardement
français sont si intenses que la cloche de San Francisco qui avertit des
éclairs de la Cabezuela reste silencieuse. Indifférente, Lolita Palma place le
rameau de fougère dans un herbier en carton, protégé entre deux grandes
feuilles de papier fin, laisse la loupe et frotte ses yeux fatigués – elle
craint de devoir bientôt porter des lunettes. Puis elle se lève, passe devant
l’armoire vitrée où elle conserve sa collection de feuilles séchées et agite la
clochette en argent posée sur la console près de la bibliothèque. Mari Paz, la
femme de chambre, apparaît tout de suite.
— Je vais me coucher.
— Oui, madame. Je prépare tout immédiatement.
Une autre explosion lointaine, cette fois à l’intérieur de
la ville. La femme de chambre murmure « Jésus ! » et se signe
avant de sortir du cabinet – elle ira ensuite dormir au rez-de-chaussée,
où les domestiques se réfugient les nuits de bombardement –, et Lolita
reste immobile, absorbée par le bruit du vent et de la pluie. Elle se dit qu’il
y aura cette nuit beaucoup de cierges et de veilleuses allumés devant les
estampes religieuses dans les maisons des marins.
Par la porte, depuis le couloir, un miroir lui renvoie son
image : cheveux rassemblés en tresse, robe simple
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