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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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finalement, l’alarme générale, l’incendie, la
fusillade et les coups de baïonnette au petit hasard –, de telle sorte
que, très vite, Anglais et Espagnols ne se sont plus battus pour détruire la
batterie ennemie mais pour sauver leur peau. C’est ce que fait en ce moment
Felipe Mojarra : il détale comme un lapin en direction de la plage, pour
rester en vie, au risque de trébucher dans le noir et de se briser le crâne. La
navaja dans une main et sans lâcher le fusil de l’autre. Tout en se disant,
avec la résignation propre à son caractère et à sa race, que, décidément, on ne
peut pas gagner à tous les coups. Encore que, cette nuit, il voudrait bien ne
pas perdre. Complètement, en tout cas. Le saunier est conscient que, s’il est
fait prisonnier, sa vie ne vaudra pas un maravédis. Les vêtements civils, pour
tout Espagnol armé qui tombe aux mains des Français, entraînent automatiquement
une condamnation à mort. Les mosiús s’acharnent particulièrement sur les
prisonniers sans uniforme, qu’ils traitent en guérilleros même s’ils ont
combattu en qualité de soldats réguliers et portent la cocarde rouge cousue sur
le bonnet ou sur l’habit avec des médailles de saints et des scapulaires. C’est
ainsi qu’il y a trois ans Felipe Mojarra a perdu deux cousins après la bataille
de Medellín, sur ordre du maréchal Victor – celui-là même qui commandait
encore récemment le siège de Cadix – qui a fait fusiller quatre cents
soldats espagnols, presque tous blessés, parce qu’ils ne portaient sur eux que
leurs pauvres vêtements de paysans.
    Le saunier sent du sable sous ses pieds, cette fois chaussés
d’espadrilles – la nuit, on ne peut jamais savoir sur quoi l’on marche et
ce qui vous blessera. Un sol meuble et clair. La plage est là, et le rivage,
avec la marée haute, à seulement cinquante pas. Un peu plus loin dans la baie,
au milieu des éclairs qui se reflètent sur l’eau, les canonnières espagnoles
tirent par intervalles sur le fort Luis et la partie orientale de la plage,
afin de protéger sur ce flanc les hommes qui se retirent. Mojarra, sachant fort
bien qu’il est dangereux de rester trop longtemps à découvert, ce qui vous
expose toujours à recevoir une balle d’amis ou d’ennemis, oblique un peu sur la
gauche, cherchant la protection des murs démantelés du fort de Matagorda. Ses
tympans résonnent des battements que lui cause son effort, et le souffle
commence à lui manquer. Sur la plage, autour de lui, il voit filer d’autres
ombres : Anglais et Espagnols mêlés qui tentent, eux aussi, de gagner le
rivage. Au-delà du fort fusent, comme des chapelets de pétards, les coups de
feu des fusils français. Des balles perdues passent tout près en
vrombissant ; le tir d’une canonnière, qui, trop court, tombe à grand
fracas dans le petit étier de la plage, dessine dans la nuit, le temps d’un
éclair, les murs noirs et écroulés. Le saunier en profite pour courir de plus
belle, et il est sur le point de rejoindre un homme qui avance devant
lui ; mais, juste avant d’arriver à sa hauteur, une autre décharge ennemie
retentit et la silhouette s’effondre. Mojarra la dépasse rapidement, sans
s’arrêter ni prendre d’autre précaution que celle de ne pas buter dessus,
atteint la protection du mur de Matagorda, reprend haleine et jette un coup
d’œil anxieux sur la plage, tout en refermant sa navaja à manche de corne qu’il
glisse dans sa large ceinture. Il y a une chaloupe pas trop loin : sa forme
allongée est visible tout près du rivage. Pendant quelques instants, un éclair
venu des canonnières la découpe clairement sur l’eau noire, les rames levées,
des hommes à bord ou pataugeant autour pour y monter. Sans perdre de temps à
réfléchir, Mojarra pend son fusil à son épaule et se lance dans cette
direction. Le sable mou ne facilite pas sa progression, mais il arrive à courir
assez vite pour s’enfoncer dans l’eau jusqu’à la ceinture, s’accrocher au
plat-bord de la chaloupe et se hisser dedans, aidé par des mains qui
l’attrapent par la chemise et les bras, et qui le tirent.
    — Trahison ! continue-t-on d’entendre crier çà et
là.
    De nouveaux fuyards arrivent qui montent comme ils peuvent
et s’entassent dans l’embarcation, se dessinant sur le fond lointain de l’incendie.
En se laissant tomber entre les bancs, Mojarra écrase un homme qui émet un cri
de douleur et des paroles anglaises

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