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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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incompréhensibles. Il essaye de s’en
écarter et, en se relevant, le saunier pose sans le vouloir une main sur son
torse, dont il remarque qu’il est dénudé. Ce geste arrache un nouveau cri à
l’homme, plus fort que le précédent. En retirant sa main, Mojarra aperçoit,
adhérant à sa paume et détaché du corps de l’Anglais, un énorme morceau de peau
brûlée.
     
    *
     
    Il pleut comme si l’on avait ouvert les bondes des nuages
noirs et que ceux-ci se déversaient en cataractes. La violente tempête de pluie
et de vent qui a frappé Cadix dans la matinée a laissé place à un déluge
intense, continu, qui inonde tout, en tambourinant sur les toits, les façades
et les immenses flaques, et en formant des ruisseaux dans le sable répandu sur
les pavés pour empêcher les sabots des chevaux de glisser. Aux balcons pendent
des drapeaux mouillés et des guirlandes de fleurs décomposées par l’eau. À
l’abri sous le porche de l’église San Antonio, au milieu des gens protégés par
des cirés et des parapluies ou qui se pressent par centaines sous les auvents
et les balcons, Rogelio Tizón observe la cérémonie : celle-ci, malgré la
pluie, se déroule sous le dais dressé au centre de la place. L’Espagne, ou ce
qui en reste symbolisé par Cadix, a désormais une Constitution. Elle a été
solennellement présentée ce matin, sans tenir compte du mauvais temps. Le
danger des bombes françaises, qui depuis des semaines tombent avec de plus en
plus de précision et de fréquence, déconseillait d’organiser la procession des
députés et des autorités ainsi que le Te Deum prévu dans la cathédrale.
On craignait, non sans raison, que les ennemis ne participent à leur manière à
cet événement. De sorte que la cérémonie a été déplacée hors de portée de leur
artillerie, dans l’église du Carmel, face à l’Alameda, où la foule
enthousiaste – toute la ville est dans la rue, sans distinction de métier
ni de condition – a supporté stoïquement les vents déchaînés, l’eau
impitoyable et même la chute inattendue d’un gros arbre qui s’est abattu sans
causer de dégâts : l’incident ne faisant au contraire qu’amplifier encore
l’allégresse populaire, pendant que sonnaient les cloches de toutes les
églises, que tonnait l’artillerie de la place et des navires à l’ancre, à
laquelle répondait de l’autre côté de la baie la longue ligne des batteries
françaises. Ces dernières célébrant à leur façon le 19 mars 1812, fête du
saint patron de Joseph Bonaparte.
    Maintenant, l’après-midi déjà commencée, le protocole prévu
continue de se dérouler, et Rogelio Tizón est surpris de l’endurance des gens.
Après avoir passé la matinée fouettés par la tempête, les Gaditans assistent,
toujours sous la pluie et sans rien perdre de leur enthousiasme, à la lecture
solennelle du texte de la Constitution qui a déjà eu lieu deux fois :
devant le bâtiment de la Douane, où la Régence a disposé le portrait de
Ferdinand VII, et sur la place du Mentidero. Quand la troisième cérémonie
s’achèvera devant San Antonio, le cortège officiel suivi du public empruntera
les rues bordées par la foule pour se rendre au dernier lieu prévu : la
porte de San Felipe Neri, où l’attendent les députés qui ont remis ce matin aux
régents un exemplaire de la Constitution tout juste sorti des presses – la Pepa, comme on l’a déjà baptisée en l’honneur du saint du jour [5] . Et il est curieux de voir, constate
Tizón en regardant autour de lui, à quel point l’événement suscite, pour
quelques heures, l’unanimité et l’enthousiasme général. Comme si les esprits
les plus critiques de l’aventure constitutionnelle cédaient à la pression
collective de la joie et de l’espoir, tous acceptent sans réticence les fastes
de cette journée. Ou semblent les accepter. Surpris, le policier a vu certains
des monarchistes les plus réactionnaires, opposés à tout ce qui peut évoquer la
souveraineté nationale, participer à la cérémonie, applaudir avec tout le
monde, ou au moins faire bonne figure et garder la bouche close. Même les
députés rebelles, un dénommé Llamas et le représentant basque, Eguía, qui
refusaient d’avaliser le texte approuvé par les Cortès – le premier se
proclamant opposé à la souveraineté de la nation et le second se retranchant
derrière les fueros [6] de sa
province –, ont signé et juré ce matin comme

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