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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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d’intérieur grise,
agrémentée seulement de dentelle au col rond et aux manches. Dans la pénombre
du couloir et à la lumière de la lampe dans son dos, la femme qui se regarde
dans le miroir a l’aspect d’un tableau ancien. Avec une réaction qui est
d’abord celle d’une vague coquetterie pour devenir ensuite lente et pensive au
point de sentir quelque chose se glacer en elle, elle porte les mains à sa
nuque et demeure immobile dans cette position à se contempler, tout en se
disant que l’image reflétée pourrait être celle d’un de ces portraits noircis
par le temps qui ornent les murs de la maison, dans le clair-obscur des
meubles, des objets et des souvenirs familiaux. Le visage d’un temps révolu,
irrécupérable, qui finira par se diluer comme un fantôme parmi les ombres de la
maison endormie.
    Brusquement, Lolita Palma baisse les mains et écarte les
yeux de la glace. Puis, prise d’une urgence subite, elle va à la fenêtre qui
donne sur la rue et l’ouvre violemment toute grande, laissant la tempête
tremper sa robe et inonder son visage par rafales.
     
    *
     
    Les éclairs illuminent la ville. Ces coups de fouet
déchirent le ciel noir tandis que le tonnerre se confond avec les explosions de
l’artillerie française et la réponse systématique, tir pour tir, que renvoie,
imperturbable, le fort de Puntales.
    Revêtu de son carrick et de son chapeau cirés, Rogelio Tizón
parcourt les rues des vieux quartiers en esquivant les trombes d’eau qui
tombent des toits. La fête continue dans les tavernes et les bouges de la
ville, où les gens qui ne sont pas encore rentrés chez eux arrosent leur
journée. À son passage, le commissaire entend à travers portes et fenêtres les
verres que l’on entrechoque, les chants, la musique, et les vivats que l’on
adresse à la Constitution.
    Une détonation retentit tout près, sur la place San Juan de
Dios. Cette fois la bombe a explosé en tombant, l’onde de choc ébranle l’air
mouillé et fait vibrer les vitres des fenêtres. Tizón imagine le capitaine
d’artillerie, dont il connaît désormais le visage, orientant ses canons vers la
ville dans le vain espoir de gâcher les réjouissances gaditanes. Curieux
individu, ce Français. En tout cas, Tizón a accompli sa part de l’étrange
marché. Il y a trois semaines, après avoir joué des pieds et des mains et
convaincu les gens qu’il fallait avec l’argent qu’il fallait, le commissaire a
obtenu que le taxidermiste Fumagal soit expédié sur l’autre rive de la baie,
camouflé dans un échange de prisonniers. Ou, plus exactement, ce qui reste de
lui – un fantôme squelettique et titubant – après un long séjour dans
le souterrain sans fenêtres de la rue du Mirador. De son côté, le Français a
respecté l’accord, et il continue. En homme de parole. Par trois fois, à des
jours et des heures convenus, des tirs de ses obusiers sont tombés plus ou
moins là où Tizón attendait qu’ils tombent ; sans résultat jusqu’à maintenant,
si ce n’est d’avoir démoli deux maisons, blessé quatre personnes et tué une
cinquième. Et, dans chaque cas, le policier se tenait dans les parages avec de
nouveaux appâts – du fait de la guerre et de la nécessité, les filles
jeunes ne manquent pas dans Cadix –, mais personne n’est jamais apparu qui
puisse ressembler à l’assassin. De toute manière, les conditions atmosphériques
des derniers jours, avec des pluies et des vents qui ne viennent pas du levant,
ne sont guère favorables. Tizón, que ses obsessions n’empêchent pas de voir
combien tout cela ne tient que par des ficelles, ne se fait pas trop
d’illusions ; mais il n’abandonne pas non plus la partie. On a toujours,
pense-t-il, plus de chances d’attraper une proie quand on tend un filet, même
si les mailles sont peu sûres, que si on n’en utilise pas. Par ailleurs, à
force de sillonner la ville à la recherche d’indices, en comparant les
circonstances connues avec d’autres ayant les mêmes caractéristiques, le
policier – ou plutôt l’étrange certitude qui guide ses actes ces derniers
temps – a pu établir une relation entre des lieux qu’il suppose plus
favorables que d’autres pour que s’y produise ce qu’il attend. Ou espère. La
méthode est complexe, parfois à la limite de l’irrationnel ; et Tizón lui-même
n’est pas certain de son efficacité. S’y mêlent les expériences antérieures et
des sensations intimes : des

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