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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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tenir autrement. Il s’agit toujours
d’appliquer les mêmes méthodes, quels que soient les idées et le drapeau. De
plus, Tizón aime sa profession. Il a tous les dons requis pour l’exercer. Il
possède, et il en est conscient, la dose exacte d’absence de scrupule et
d’indifférence mercenaire, de loyauté technique que requiert ce travail. Il est
né policier, et, en tant que tel, il a parcouru les échelons habituels :
d’humble sbire jusqu’à commissaire ayant tout pouvoir sur les vies, les biens
et les libertés. Ça n’a pas non plus été facile. Ni gratuit. Mais il est
satisfait. Son terrain de lutte, c’est la ville qu’il sent autour de lui,
ancienne et sournoise, grouillante d’êtres humains. Ce sont eux son matériau de
travail. Son champ d’expérimentation et de progrès. Sa source de pouvoir.
    Il s’éloigne de la fenêtre, pour retourner au bureau.
Inquiet. Tournant en rond, conclut-il, comme un animal en cage. Et il n’aime
pas ça. Ce n’est pas son genre. Il sent en lui une rage, ténue et précise,
aiguisée comme un poignard, qui, ces derniers temps, s’est insinuée dans sa
volonté. Le manuscrit du professeur Barrull est toujours sur la table, comme
pour se moquer de lui. «  J’identifie certaines empreintes ; mais
d’autres me laissent perplexe  », lit-il de nouveau. Cette ligne est
une écharde dérangeante plantée dans l’égoïsme de Tizón. Dans la paix
professionnelle de son esprit. Trois filles en six mois, assassinées de manière
identique. Encore heureux, comme n’a pas manqué, il y a quelques semaines, de
le faire remarquer le gouverneur Villavicencio, que la guerre et le siège
français relèguent les crimes au deuxième ou au troisième plan. Mais cela
n’efface pas le malaise qu’éprouve le commissaire : le sentiment insolite
de honte qui le ronge intérieurement chaque fois qu’il y pense. Quand il
contemple le piano silencieux et calcule que l’âge des filles mortes correspond
presque à celui qu’aurait aujourd’hui l’enfant qui, en d’autres temps, a fait
résonner ses touches.
    Il sent battre en lui une colère sourde. Oui, impuissance
est bien le mot. Un ressentiment qu’il n’a encore jamais connu, une haine
intime qui se coagule jour après jour, contredisant sa manière détachée,
impersonnelle, de comprendre son métier. L’homme qui a torturé jusqu’à la mort
trois malheureuses est là, proche, se fondant dans la foule sans visage, ou
portant celui de milliers de ses semblables, «  assis immobile au milieu
des bêtes égorgées  ». Chaque fois qu’il sort dans la rue, le
commissaire regarde à droite et à gauche, suit des yeux des individus choisis
au hasard qui se déplacent dans la multitude et conclut toujours, vaincu, que
ce peut être n’importe qui. Il a également fait la tournée des endroits où sont
tombées les bombes françaises, inspectant chaque détail, interrogeant les
voisins, dans une tentative inutile de parvenir à ce que la sensation vague, le
soupçon insensé dont il ne peut se libérer, débouche enfin sur un indice ou une
idée ; sur quelque chose qui lui permette de relier concrètement son
intuition à des faits et à des personnes tangibles. Des visages derrière
lesquels on puisse lire le crime, même si l’expérience lui a appris qu’aucun
signe extérieur ne distingue un scélérat ; car des atrocités comme celles
commises sur ces filles, ou comme n’importe quelles autres, sont à la portée du
premier homme venu. Qu’on ne dise pas que le monde est fait d’innocents, car
c’est le contraire : il est peuplé d’individus capables, tous sans
exception, du pire. Le problème de base de tout bon policier est de déceler
chez ses semblables le degré exact de méchanceté ou de responsabilité qui lui
revient dans le mal causé ou à causer. C’est cela, et seulement cela, la
justice. Telle que l’entend Rogelio Tizón. Attribuer à chaque être humain son
quota spécifique de culpabilité et, si c’est possible, le lui faire payer.
Impitoyablement.
     
    *
     
    — On s’en va !… En arrière, doucement !…
Remuez-vous, on s’en va !
    En entendant les ordres, Felipe Mojarra finit de charger son
fusil, remet la baguette en place sous le canon et jette à droite et à gauche
un regard qui lui confirme qu’effectivement l’heure est venue de déguerpir. Les
sauniers et les fusiliers marins déployés en guérilla autour du moulin de
Montecorto commencent à

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