Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
sel des bords de la rigole. Mojarra ignore qui les a tués,
mais il suppose qu’il s’agit de sentinelles tombées au premier moment de
l’incursion, quand cinquante-quatre matelots et fusiliers marins espagnols,
douze sapeurs de l’Armée et vingt-deux sauniers volontaires ont remonté en
barque le canal Borriquera, s’enfonçant derrière la côte ennemie à la faveur de
l’obscurité. Un des cadavres a les cheveux grisonnants et son visage est à demi
enfoui dans la vase, et l’autre, brun, moustache à la française, est couché
dessus, sur le dos, les yeux et la bouche ouverts, et le front aussi, par
l’impact de la balle qui l’a tué. Le saunier observe que quelqu’un a pris les
fusils et la buffleterie avec les cartouchières et les sabres, mais pas les
anneaux en or dont les gabachos aiment orner leurs oreilles. Felipe Mojarra est
de ceux qui respectent les défunts, dans la limite de ce qu’il considère
décent. En d’autres circonstances, il aurait décroché les anneaux en prenant
bien soin de ne pas déchirer les lobes ni de recourir à sa navaja, comme
d’autres le font. Il n’est pas une brute, il est bon chrétien. Mais, avec les
hommes qui se retirent vers le canal principal et les gabachos sur les talons,
l’heure n’est pas à la délicatesse. Et donc il règle la question en arrachant
brutalement les anneaux, qu’il enveloppe dans son mouchoir avant de glisser le
tout dans sa ceinture, juste au moment où un grenadier de l’infanterie de
marine qui arrive en courant, plié en deux et ruisselant de sueur, s’arrête
pour reprendre son souffle et le voit terminer l’opération.
— Merde ! dit le grenadier. Tu es arrivé avant
moi, camarade.
Sans répondre, Mojarra reprend son fusil et s’éloigne,
laissant l’autre occupé à fouiller en hâte les vestes des morts et inspecter
leurs bouches, au cas où il y aurait des dents en or à extirper à coups de
crosse. Dans le maquis que forme la végétation basse des salines, le reste des
Espagnols se retire en suivant les rigoles et les étroits étiers qui conduisent
au canal principal, à travers l’enchevêtrement des marais et des terres
inondables qui entourent Montecorto. Près du rivage, le saunier observe qu’une
bonne partie de la force espagnole a déjà embarqué, protégée par le feu de deux
canonnières du port de Gallineras qui tirent à intervalles réguliers sur les
positions françaises. L’onde de choc des détonations arrive jusqu’à Mojarra,
lui déchirant les tympans et la poitrine. Du côté espagnol, il ne semble pas
qu’il y ait d’autres pertes que quelques blessés qui arrivent par leurs propres
moyens. Deux prisonniers français sont avec eux.
— Attention ! crie quelqu’un.
Une grenade française arrive en vrombissant et éclate en
l’air, en arrosant le canal de mitraille. En entendant l’explosion, beaucoup
d’hommes – dont Mojarra –, dans les barques et sur le rivage, se
baissent ; mais un petit groupe d’officiers qui se tiennent près du mur de
pierre et de terre d’une vanne restent bien droit, honneur militaire oblige.
Parmi eux, le saunier reconnaît don Lorenzo Virués, avec sa veste bleue à col
violet, son chapeau à cocarde rouge et son inséparable sacoche en cuir sur le
dos. Le capitaine du génie a débarqué de bonne heure avec la force d’incursion
pour observer les fortifications ennemies – Mojarra imagine qu’il a pris
aussi quelques croquis – avant que les sapeurs n’en fassent de la semoule.
— Ça alors, Felipe ! – Virués semble tout
heureux de voir le saunier. – Je suis content de te retrouver sain et
sauf. Comment ça se passe, là-bas ?
Mojarra se cure les dents. Il a mastiqué du fenouil marin
pour calmer sa soif – on les a fait débarquer sans eau ni
nourriture – et un brin est resté coincé dans sa gencive.
— Rien de particulier, don Lorenzo. Les mosiús reviennent, mais lentement. Les nôtres se retirent en bon ordre… Vous avez un
ordre à me donner ?
— Non. Je pars tout de suite avec ces messieurs.
Rejoins tes camarades. On n’a plus rien à faire ici.
Mojarra arbore un sourire candide.
— Nous emportons de bons petits dessins, mon
capitaine ?
— Oui, quelques-uns. – Virués répond au
sourire. – J’ai pu en faire plusieurs.
Le saunier porte un doigt à son sourcil droit, en manière de
salut informel censé imiter respectueusement le vrai salut militaire. Puis il
crache le brin de
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