Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
fenouil et se dirige tranquillement vers les barques. Mission
accomplie : une de plus. Sa Majesté le roi, prisonnier en France ou
ailleurs, sera content de lui. Pour sa part, ce n’est plus son affaire. À ce
moment, un homme passe tout près en courant. C’est un sous-officier de la
Marine qui porte deux pistolets à la ceinture et une vieille veste reprisée aux
coudes. Et il a l’air pressé.
— Grouillez-vous !… On s’en va… Ça va
sauter !
Avant que le saunier ait pu deviner de quoi il parle, une
explosion formidable retentit derrière, et l’onde d’expansion l’atteint comme
si on lui avait donné un coup de poing brutal dans le dos. Il se retourne,
désorienté et effrayé, et voit qu’à l’intérieur des terres monte un énorme
champignon de fumée noire d’où se détachent, tombant de tous côtés, des
fragments de madriers et de fascines enflammés. Les sapeurs viennent de faire
sauter la poudrière française de Montecorto.
Le vent de levant qui fraîchit disperse le nuage en
l’entraînant vers le canal et couvre l’embarquement des derniers hommes. Dans
une des barques, serré au milieu de ses camarades, Mojarra sent que l’air est
chargé de soufre à en vomir. Mais cela fait longtemps qu’il ne vomit plus.
*
C’est dimanche, et la cloche fêlée de San Antonio annonce la
fin de la messe de midi. Assis à une table devant la porte de la pâtisserie de
Burnel, sous les fers forgés des balcons peints en vert, le taxidermiste
Gregorio Fumagal boit un verre de lait tiède en observant les fidèles qui sortent
de l’église, se dispersent parmi les bancs de marbre et les orangers plantés
dans des caisses ou se dirigent vers le large terre-plein qui borde la place,
où attendent des calèches et des chaises à porteurs. Celles-ci sont réservées à
des dames et des personnes âgées, car la journée est agréable et les gens
préfèrent la rituelle promenade à pied en direction de la Calle Ancha ou de
l’Alameda. Comme chaque dimanche à la même heure, tout ce qui compte ou prétend
compter dans la ville est là : noblesse, grand commerce et bonne société,
émigrés distingués, officiers de l’Armée, de la Marine royale et de la milice
locale. La place est un défilé permanent d’uniformes brodés, d’étoiles, de
galons et de rubans, de bas de soie, de redingotes et d’habits de cérémonie, de
chapeaux ronds, larges ou hauts de forme, et aussi de vestes traditionnelles,
de capes, de bicornes, voire de quelques tricornes, car les gens âgés qui
conservent encore les manières du passé ne manquent pas. Même les petits
garçons portent un uniforme et vont en rangs, comme le veut l’air du temps,
avec un accoutrement complet d’officier suivant la profession ou le caprice de
leurs parents, comprenant vestes, petites épées et chapeaux ornés d’une cocarde
rouge sur laquelle, pour répondre à la dernière mode, s’affiche le monogramme FVII désignant le roi Ferdinand.
Le taxidermiste a ses idées personnelles sur le spectacle
auquel il assiste. C’est un homme de science et de livres, ou du moins se
considère-t-il comme tel. Cela exonère son regard – analytique, froid,
comme les animaux immobiles dans son cabinet – de toute bienveillance. Les
pigeons qui, depuis sa terrasse, tissent ou aident à tisser un réseau de
droites et de courbes sur la carte de la ville, sont à l’opposé de tous ces
faisans et ces paons qui font la roue en se vautrant dans les turpitudes de
leur monde corrompu, périmé, condamné par le cours inexorable de la Nature et
de l’Histoire. Gregorio Fumagal a la certitude que même les Cortès réunies à
San Felipe Neri n’y changeront rien. Ce n’est pas d’une future Charte, rédigée
en grande partie par le clergé – il forme la moitié des députés – et
par des nobles qui se cramponnent à l’ancien régime ou en sont issus, que
viendra la main qui effacera tout. Si l’on suit cette voie, avec ou sans Constitution,
et quels que soient les oripeaux dont on parera celle-ci, l’Espagnol continuera
d’être un esclave avili, dépourvu d’âme, de raison et de vertu, que ses
geôliers inhumains empêcheront toujours de voir la lumière. Un malheureux
soumis sans recours à des hommes qui sont ses égaux mais que sa stupidité, sa
paresse ou la superstition lui font prendre pour les représentants d’un ordre
supérieur : des dieux sur la terre, vêtus d’hermine, de pourpre, de capes
noires
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