Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
s’asseoir. Si quelque
chose dépasse la désolation d’une retraite comme celle-là, c’est la sensation
atroce d’indignité et de ridicule personnels. Le professeur de physique de
l’école d’artillerie de Metz, en manches de chemise et sans chapeau, entraîné
par des centaines d’hommes aussi apeurés que lui.
— Ne restez pas en arrière, mon capitaine, lui
conseille un caporal moustachu qui marche à côté de lui.
— Fichez-moi la paix.
Une masure, tout près. Un moulin à farine, de ceux dont les
meules de pierre sont mues par le flux et le reflux de la marée, avec son logis
adossé. En s’approchant, le capitaine constate qu’il vient d’être pillé. La
porte a volé en éclats, le sol est jonché d’ustensiles cassés et de débris
récents. Arrivé plus près, il distingue quatre corps immobiles par terre,
tandis qu’un chien attaché, pris de folie furieuse, aboie contre les soldats
qui passent sur le chemin.
— Des guérilleros, commente le caporal, indifférent.
Ce n’est pas l’impression du capitaine. Il s’agit de trois
hommes et d’une femme que leur aspect semble désigner comme le meunier et sa
famille. Les cadavres sont criblés de coups de baïonnette, et des rigoles de
sang tout juste coagulé teignent de brun la terre sableuse. Il est évident que
des Français en retraite ont donné ici libre cours à leur frustration et à leur
rage. Encore des représailles, conclut-il, mal à l’aise, en détournant les
yeux. Qui s’ajoutent à bien d’autres.
Le chien continue d’aboyer contre les soldats en tirant
violemment sur sa chaîne. Sans se donner la peine de s’arrêter, le caporal qui
marche à côté de Desfosseux prend le fusil qu’il porte à l’épaule, vise et le
tue.
*
Gregorio Fumagal se noircit les cheveux et les pattes avec
la teinture achetée au marchand de savon Frasquito Sanlúcar. La préparation
produit une couleur sombre, légèrement rougeâtre, qui dissimule les mèches grises
du taxidermiste à mesure qu’il l’applique avec une petite brosse, très
lentement, en essayant de bien la répartir. Quand il a fini, il s’essuie la
figure et observe le résultat dans une glace. Satisfait. Puis il sort sur la
terrasse, pour contempler le vaste panorama de la ville et de la baie ; et
pendant un moment, il demeure immobile au soleil, en écoutant les canons qui
tirent encore à l’autre extrémité du Récif, entre Sancti Petri et les hauteurs
de Chiclana. D’après ce qu’il a entendu en achetant du pain dans la boulangerie
de la rue des Paveurs, les généraux Lapeña et Graham ont percé hier, pendant
quelques heures, le front français, en livrant un combat sanglant entre la
colline du Puerco et la plage de la Barrosa ; mais à cause de la mésentente
entre eux, due à la jalousie et à des questions de coordination et de
compétences, tout est redevenu comme avant. De nouveau stabilisée, la ligne de
front se limite désormais à un duel d’artillerie prolongé qui laisse Cadix en
marge.
Une fois ses cheveux séchés, Gregorio Fumagal redescend et
se regarde encore dans le miroir. Sa coquetterie est particulière et n’a rien à
voir avec une vie sociale inexistante. En réalité, tout, en lui, naît et meurt
discrètement : dans sa routine quotidienne, pigeonnier compris, et dans
les corps des animaux morts qu’il vide et recompose avec patience et dextérité.
Chez lui, ni les cheveux teints, ni les autres soins personnels ne répondent,
comme chez des hommes coquets ou frivoles, au désir de simuler la fraîcheur de
la jeunesse. C’est juste une question de principes. De discipline utile. Le
taxidermiste est un homme qui porte une extrême attention à sa personne, avec
une exigence rigide qui va du rasage journalier à l’hygiène des ongles, ou aux
vêtements qu’il repasse lui-même ou fait laver dans une blanchisserie de la rue
du Petit Champ. D’ailleurs, il n’imagine pas d’autre choix. Pour un homme de sa
classe, sans famille ni amis, loin du tribunal des regards d’autrui qui juge
vertus et défauts, cette norme personnelle, intime, incontournable est devenue
avec le temps un système de survie. À défaut de foi dans le présent ou de
drapeau à défendre – celui de l’autre rive de la baie est seulement une
alliance de circonstance –, les routines, les habitudes personnelles, les
codes rigoureux qui n’ont rien à voir avec les lois vénales et inutiles des
hommes sont le retranchement dans
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