Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
lequel Fumagal se réfugie pour survivre, sur
un territoire hostile où le repos n’existe pas, les perspectives d’avenir sont
quasi inexistantes, et l’unique consolation consiste à refaire la Nature avec
un rembourrage de paille, une aiguille à coudre et des yeux en pâte de verre.
*
C’est de lui
et pas d’un autre que je suis la trace, car il a commis durant la nuit un acte
effroyable. Nous ne savons rien avec certitude, car nous n’avons que des
conjectures. Je me suis lancé à sa recherche et j’identifie certaines
empreintes ; mais d’autres me laissent perplexes et je ne puis déterminer
de qui elles sont.
Ce passage obsède Rogelio Tizón. On dirait qu’il y a plus de
vingt siècles Sophocle a écrit ces mots en pensant précisément à lui. À ce
qu’il ressent aujourd’hui. Très attentivement, le policier feuillette encore
les pages du manuscrit couvertes de l’écriture, grande et soignée, presque
celle d’un copiste, du professeur Barrull. Il finit par s’arrêter sur un autre
passage qu’il a marqué, comme les précédents, de petites croix au crayon dans
la marge :
Et
maintenant, sans manger ni boire, cet homme reste assis immobile au milieu des
bêtes égorgées par son fer. Il est manifeste qu’il médite quelque terrible
forfait.
Troublé, Tizón pose le manuscrit sur la table. Ces bêtes
égorgées cadrent bien avec les images dont il se souvient : des filles le dos
lacéré à coups de fouet au point de laisser apparaître les os. Du temps a passé
depuis la dernière fois, mais il ne réussit pas à penser à autre chose. Un
chirurgien de la Marine royale, une vieille connaissance dont il apprécie la
discrétion en lui accordant une confiance qu’il ne manifeste pas envers les
collaborateurs habituels de la police, a confirmé ses soupçons : le fouet
utilisé n’est pas un banal instrument en corde ou en cuir ; ni même un
nerf de bœuf, plus solide et contondant. Il s’agit d’un fouet spécial,
certainement fait de fil de fer tressé. L’ouvrage d’un artisan du mal. Fabriqué
dans le but précis de blesser. D’écorcher à mort, en arrachant la chair à
chaque coup. Ce qui signifie que les crimes de celui qui l’utilise ne peuvent
être attribués à un accès de fureur subite, à un acte improvisé n’importe
comment dans la rue. L’assassin, quel qu’il soit, est loin d’agir en obéissant
à ses impulsions du moment. Il sort à la recherche délibérée de proies, après
avoir tout préparé minutieusement. Il en jouit. Équipé pour infliger le plus de
souffrances possible pendant qu’il tue.
Trop difficile, se dit Tizón. Du moins, avec les éléments
dont il dispose. C’est chercher une aiguille dans une meule de foin, dans une
ville dont la guerre et le siège ont presque doublé le nombre des habitants,
qui dépasse les cent mille. Pour la passer au crible, le vaste réseau
d’auxiliaires qu’il tisse patiemment depuis des années ne suffit pas :
prostituées, mendiants et toutes sortes d’informateurs et de mouchards. Même un
curé, confesseur bien connu des ouailles de San Antonio, figure sur la liste,
au prix de l’ignorance de sa manière très particulière – découverte par
Tizón dans la plus grande discrétion – de comprendre son ministère auprès
des pécheresses. En échange, enfin, d’argent, d’impunité ou de privilèges pour
les uns ; pour les autres, de la licence de régler certains comptes avec
leurs semblables, la politique et le monde qu’ils jalousent ou qu’ils
détestent. À son âge et par son métier, Rogelio Tizón sait tout ce qu’il faut
savoir – ou du moins croit-il le savoir – sur les angles obscurs de
la condition humaine, le point exact où les hommes se brisent, s’effondrent,
collaborent ou se perdent à jamais, la capacité infinie de vilenie que peut manifester
un être humain quand il rencontre ou qu’on lui offre les occasions idoines.
Le commissaire se lève, de mauvaise humeur, et marche dans
le salon en contemplant d’un regard distrait les livres alignés sur le meuble
qui sert à la fois de secrétaire et de bibliothèque. Il sait qu’il peut y
trouver des réponses, mais pas toutes. Pas même dans le manuscrit à l’encre un
peu pâlie qui est sur le bureau avec ses petites croix au crayon marquant des
passages plus inquiétants que révélateurs. Des questions qui mènent à d’autres
questions ; incertitude et impuissance. Ce dernier mot en
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