Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
tête, Tizón
passe les doigts sur le couvercle du piano, fermé depuis des années, dont
personne ne joue plus dans la maison. Ce qu’il peut réussir à savoir, les
réponses et les questions auxquelles on arrive toujours à trouver un sens, est
sans doute très utile dans le travail d’un commissaire de police ; mais
cela ne couvre pas tous les fronts nécessaires, dans ce Cadix plein d’émigrés,
de troupes et de population civile. En principe, tout nouvel arrivant se soumet
à une enquête, à l’Audience territoriale, qui jugera de sa conduite et lui
délivrera, le cas échéant, une autorisation de résidence. Pour celui qui ne
dispose pas de l’argent suffisant – le pot-de-vin n’est pas à la portée de
toutes les bourses, et, au-dessous de cent cinquante douros, il ne faut pas
espérer obtenir une petite signature qui avaliserait de faux documents –,
les difficultés sont énormes. C’est pourquoi le trafic de personnes, avec ses
aspects bureaucratiques, est devenu un commerce auquel participent à égalité
capitaines de navire, fonctionnaires, militaires et contrebandiers. Tizón
lui-même, en sa qualité de commissaire aux Quartiers, Vagabonds et Étrangers de
passage, ne s’en tient pas à l’écart. Le tarif officiel des contraventions pour
délit d’entrée illégale se monte à un millier de réaux pour un couple avec
enfants, et quelques centaines de plus s’il est accompagné d’une domestique.
Des affaires qu’il se charge d’arranger pour le quart de la somme. Ou pour la
moitié – parfois, il parvient à encaisser la totalité –, quand il
s’agit d’effacer ou de laisser sans effet un décret d’expulsion signé par la
Régence. Après tout, les affaires sont les affaires. Et la vie est la vie.
Il va à la porte qui conduit aux autres pièces et tend
l’oreille. Le silence est absolu, mais il sait que sa femme est là, dans sa
chambre, lèvres serrées et yeux baissés, en train de broder ou de regarder la
rue derrière la jalousie du balcon. Immobile, comme d’habitude :
impassible à l’égal d’un sphinx, et muette comme le reproche d’un fantôme. Le
rosaire, qui en d’autres temps ne quittait pas ses doigts, gît oublié dans un
tiroir du chiffonnier. Il n’y a pas non plus de veilleuses allumées dans le
couloir devant l’effigie du Nazaréen dans une urne de verre. Cela fait des
années que personne ne prie plus dans cette maison.
Le commissaire se dirige vers la fenêtre, ouverte sur
l’Alameda et la large vue sur la mer. Loin, à quelque deux milles de Cadix et
face à El Puerto de Santa María, deux bâtiments anglais escortés de canonnières
espagnoles tirent sur le fort ennemi de Santa Catalina. On peut distinguer à
l’œil nu la fumée des bordées, entraînée par la brise, les minuscules pyramides
blanches des voiles déployées par les vaisseaux et les embarcations plus
légères, qui se croisent dans leurs manœuvres de virements de bord. On aperçoit
aussi des voiles devant Rota. Attentif, Tizón entend par moments les lointains
coups sourds des canons et la réponse des batteries françaises du continent. De
cette fenêtre, il ne peut voir le paysage du côté sud-est de la ville, sur la
portion de terre ferme. À part ce que tout le monde sait – qu’il y a eu
une bataille sanglante sur la colline du Puerco –, il ne connaît rien de
la tournure que prennent les choses là-bas. On dit que les combats continuent
sur toute la ligne, et que des guérillas espagnoles débarquent en différents
points de la côte pour détruire les positions ennemies. Ce matin, en venant
livrer des prisonniers à la Prison royale, le commissaire a pu monter sur le
bastion des Martyrs et constater qu’au-delà du Récif et de l’île de Léon les
pins de Chiclana brûlaient toujours.
Mais cette bataille n’est pas la sienne. Ou il ne la ressent
pas comme telle. Rogelio Tizón n’a jamais essayé de se mentir à lui-même. Il
sait que, si les circonstances avaient été différentes, il se serait mis tout
naturellement au service du roi usurpateur de Madrid, comme l’ont fait d’autres
collègues en zone occupée par les Français. Non pour des raisons idéologiques,
mais simplement pour suivre le cours des événements. Il est fonctionnaire, et
sa seule idéologie s’aligne sur la hiérarchie établie. Un policier reste
toujours un policier : tout pouvoir constitué a besoin de ses services et
de son expérience. Aucun système ne peut
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