Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
long récit en me faisant part de son inébranlable certitude : Marchais, pour lui, est l'ambassadeur extraordinaire en France de l'Union soviétique. Entre Brejnev et lui il existe des accords secrets non avoués.
Lorsque je reprends le train, il est très tard, il fait nuit. J'ai mal au poignet à force d'avoir pris des notes trop vite et trop longtemps. Difficile de résister au torrent dont m'a abreuvée Charles Tillon. Pourtant, je n'ai aucune certitude, aucune preuve, aucun papier pour pouvoir me faire mon opinion à moi sur le problème Marchais.
Je suis néanmoins sérieusement ébranlée.
19 mars
Un interlocuteur inconnu m'a demandée tout à l'heure au bureau d'accueil du Point . Il voulait me remettre des photos de Georges Marchais pendant la guerre en Allemagne. Évidemment, j'ai dit oui. On m'a remis une vieille photo intéressante. On y voyait autour d'un avion Messerschmitt plusieurs hommes, sans doute ceux qui avaient construit l'avion ou ajusté ses pièces. En bout de ligne, un homme massif, brun, chevelu, qui pouvait ressembler à Georges Marchais sans que je puisse en avoir la pleine certitude.
Immédiatement, pendant que mon interlocuteur attendait, j'ai donné la photo à analyser au chef du service photo du journal. Je l'ai montrée à tous ceux qui étaient présents autour de moi : impossible, je dis bien impossible de nous faire une opinion. Nous avons, non sans en faire quelques photocopies 23 , laissé la photo à l'homme qui, un peu trop opportunément, nous l'avait apportée.
20 mars, 15 h 30
Georges Marchais, qui se tait depuis plusieurs jours, a choisi d'affronter la presse. Nous voici tous, très nombreux, dans la salle de la mairie d'Ivry où il nous fait face. Il a demandé que le plus grand nombre de membres du comité central viennent l'entourer, ce qu'ils ont fait.
Il laisse quelques minutes aux photographes pour « shooter », puis, phrase rituelle dans les conférences de presse : « S'il vous plaît, messieurs les photographes... », et on leur demande de déguerpir. Ce qu'ils font en râlant bruyamment.
Georges Marchais, mine des mauvais jours – il faut dire qu'après la quinzaine qu'il vient de passer et les centaines d'articles qui lui ont été consacrés, il n'a pas de quoi rigoler –, attaque d'emblée :
« Un fait nouveau s'est produit ce matin, tonne-t-il, qui révèle une véritable machination contre le Parti communiste et son secrétaire général ! Le journal Le Matin affirme que j'aurais été, de septembre à novembre 1955, appelé à Moscou. J'accuse Le Matin d'imposture ! »
La communauté des journalistes, toujours assez volontiers corporatiste, frémit.
Georges Marchais continue à s'expliquer sur un ton courroucé. Il poursuit :
« Son but est clair : on veut accréditer la thèse que le Parti communiste français et moi-même sommes totalement inféodés à Moscou. Or les affirmations du Matin sont contradictoires avec les faits. »
Et de reprendre son agenda de ces années-là : il a été élu en 1953 à l'Union syndicale de la métallurgie de la Seine ; de 1954 à la mi-octobre 1955, il a exercé une double responsabilité syndicale à l'Union départementale de la CGT des métallos de la Seine.
« Pendant cette période, plaide-t-il, j'ai été membre du comité fédéral communiste de la Seine. J'y étais encore en 1954 à la veille du XIII e Congrès du Parti communiste. En octobre 1955, on m'a proposé de revenir à ma fédération d'origine, j'ai accepté, et la CGT m'a déchargé de mes tâches syndicales. J'ai participé à cette date, avec Madeleine Vincent, à la préparation, les 12-13 novembre 1955, des travaux de la confédération de Seine-Sud. J'y ai assisté et j'ai été élu membre du secrétariat fédéral. »
Et d'aligner la liste des preuves de sa présence en France au cours de ces années-là : les comptes rendus publiés à l'époque par L'Huma , un article du journal Vie nouvelle , des documents syndicaux.
Bref, Le Matin ment délibérément ; il clame son indignation en constatant que quelques journalistes suspectent ses témoignages sous prétexte qu'ils émanent du Parti communiste et de la CGT.
« À moins, note-t-il finement, qu'il ne faille être un ancien communiste pour être cru ? » Allusion aux propos tenus ici et là, et notamment avec moi, par Charles Tillon, Philippe Robrieux, Auguste Lecœur et bien d'autres.
De là à conclure qu'il y a un vrai complot
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