Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
noircissant à toute allure mon carnet sans discuter son point de vue.
« Marchais, me raconte-t-il, a vingt ans en 1940. C'est un costaud, un dur, qui est venu de sa Normandie natale pour travailler à Paris. Peut-être a-t-il eu un instituteur communisant. Pourtant, dans la capitale, il va prendre le genre rue de Lappe, tout en apparaissant assez exactement comme l'incarnation du lumpenprolétariat.
« La légende de Marchais est née en 1940 : on a fini par lui faire dire qu'avant l'entrée des Allemands dans Paris, il était sur les routes, comme tous les ouvriers. Y était-il vraiment ? Je ne le sais pas. Dans les réponses qu'il a données à André Harris et Alain de Sédouy 19 , il dit qu'il connaissait à l'époque le mouvement social : je n'y crois pas, parce qu'il ne le répétera plus jamais à d'autres interviewers.
« Les Allemands entrent dans Paris. Pour faire la guerre à l'Angleterre, ils ont besoin d'ouvriers. Or Paris est vide, la plupart des Parisiens ayant fui la capitale, et Marchais a toujours beaucoup aimé les avions. Il répond à l'annonce de ses éventuels employeurs. Il est embauché, comme il le souhaite, dans une usine allemande, AGO 20 , qui s'est installée à Bièvre, devenue du coup une sorte de principauté ou d'enclave allemande en territoire français.
« Les Allemands paient bien : à vingt ans, Marchais éprouve déjà un besoin irrépressible de vivre du mieux possible. Il est peinard, bien payé, dégourdi, pas mal de sa personne. Il travaille bien aussi : il monte à l'échelle comme une grenouille. Il va tous les quinze jours chez lui en Normandie, en revient avec des victuailles qu'il revend. C'est un débrouillard, comme on dit. À l'usine, il a appris à jouer de l'accordéon. Il en joue pour ses patrons allemands.
« Puisqu'il est, à Bièvre, travailleur dans une usine allemande, considérée comme en terre allemande, il n'a pas à être réquisitionné pour partir en Allemagne.
« Cet homme, résume Tillon, entend jouir de la vie : il est à l'affût du meilleur salaire. »
C'est l'occasion, pour Tillon, de faire un détour sur la politique du Parti communiste après le pacte germano-soviétique d'août 1939 : le mot d'ordre, transmis par Jacques Duclos, revenu de Belgique à bicyclette, était de gagner du temps. Puis, dans les premiers mois qui ont suivi l'entrée des Allemands dans Paris, le conseil était de « fraterniser » avec l'occupant.
« Du coup, à l'époque, Marchais, en entrant dans une usine allemande, était dans le mood , poursuit Tillon en usant curieusement de ce mot anglais. Il y reste jusqu'en 1942. Le 11 novembre, cette année-là, les Allemands envahissent la zone sud, les Alliés s'installent à Alger. En France, le colonel Fabien a commencé une guérilla contre l'Allemagne. Marchais, lui, jouit de la vie et ne se préoccupe de rien : on peut dire que, d'une certaine façon, Duclos l'y a encouragé !
« Mais c'est alors que s'ouvre un deuxième front à l'Est, où Stalingrad se prépare. Marchais part volontairement en Allemagne où il travaille aux usines Messerschmitt. Pourquoi les Allemands ont-ils alors demandé à 50 spécialistes français de se joindre à eux ? Tout simplement parce que Messerschmitt vient de concevoir un nouveau moteur et qu'ils ont besoin de volontaires, les Allemands étant, eux, occupés sur les différents fronts. »
Tillon insiste sur le mot volontaire , important puisque Marchais a toujours prétendu avoir été requis par le Service du travail obligatoire.
« Il est tellement volontaire, du reste – c'est toujours Tillon qui parle – qu'il part en permission légale en 1943. Le problème, c'est qu'il est ensuite retourné en Allemagne, contrairement à ce qu'il va affirmer par la suite, jusqu'en 1945 21 . »
Marchais toujours volontaire en Allemagne de 1943 à 1945, ou Marchais ayant échappé à la vigilance allemande, évadé en 1943 et revenu en France pour se cacher dans l'action clandestine ?
Nous voilà au cœur du débat sur le passé de Georges Marchais. Passe encore qu'il soit allé en Allemagne volontairement en 1942 : après tout, il n'y avait pas pléthore de résistants en France, en dehors des gaullistes et de quelques communistes, à ce moment-là. Mais qu'il y soit retourné, qu'il ait attendu la fin de la guerre (1945 ou même 1946, va jusqu'à dire Tillon), c'est tout autre chose. Dans ce cas, il n'a pas participé à l'insurrection, il était
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