Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
citation exacte dans mes papiers : « La quête obstinée du juste milieu, le projet timide d'une croissance douce, le rappel morose de l'insignifiance numérique de la France et des Français dans le monde, sont autant de manières de démoraliser la conscience nationale, d'énerver l'esprit public, d'affaiblir la volonté de notre peuple. »
Même jour : rencontré Poniatowski chez lui, dans le XVI e arrondissement de Paris. Je lui avais demandé rendez-vous tout de suite à propos de l'affaire de Broglie et après l'annonce de la rencontre imprévue entre Giscard et Brejnev à Varsovie, qui avait été diversement appréciée, comme on dit, en France.
Cet homme aime à parler de deux choses : d'histoire et de géopolitique. Aujourd'hui, c'est la géopolitique après le tête-à-tête inattendu entre le Russe et le Français.
Nous regardons tous deux la planète. Il n'y voit rien de bon dans les prochaines années : la situation, à l'entendre, est comparable à celle qui a précédé la guerre de 1914-1918, avec une Amérique qui s'est laissée aller sur le plan militaire, sur l'armement tactique, et où l'Union soviétique a renforcé ses positions :
« Si on analyse les choses cyniquement, me dit-il, nous avons intérêt à aider les Américains pour rétablir l'équilibre des forces, donc pour empêcher des risques de guerre dans les cinq ans à venir ! Mais vous comprenez bien que notre intérêt est aussi de continuer à discuter avec les Soviétiques pour éviter une confrontation stupide, et à veiller que nous ne courrions pas nous-mêmes de risques de finlandisation. »
« Finlandisation », mais qui en parle, en quoi est-ce à l'ordre du jour ?
Selon Ponia, il y a plusieurs formes possibles de finlandisation, c'est-à-dire de soumission à l'URSS. Il les énumère avec soin. Inutile de me demander longtemps ce qu'il cherche à me démontrer : que Giscard a eu raison d'accepter le dialogue avec Brejnev. « Giscard est allé dire à Brejnev ce que Jimmy Carter aurait dû lui dire, ce qu'il n'a plus le crédit, ni politique ni conjoncturel, de dire. Helmut Schmidt, lui, n'était pas en mesure de le faire. Le seul qui pouvait aller parler à Brejnev, c'est Giscard.
« Pour lui, poursuit Ponia en continuant de se faire l'interprète de son patron, le plus important, l'essentiel est que la tension entre l'Est et l'Ouest n'empire pas avant un débat mondial entre les douze pays responsables. Je le répète : il y a un risque de guerre d'autant plus sérieux que l'équilibre des forces en ce moment est rompu et que les Américains sont plus faibles. »
Sa conclusion : il faut tenir quatre ou cinq ans. « Éviter un nouveau Sarajevo 32 », redit-il en faisant toujours allusion à la guerre de 1914-1918 et à l'étincelle qui mit le feu aux poudres en Europe.
Sur l'affaire de Broglie, il ne me dit rien d'autre que ce qui est écrit dans les journaux. Pourquoi aurait-il caché quoi que ce soit : ce n'est quand même pas lui qui l'a tué, non ?
23 mai
Giscard a passé la semaine à tenter d'éclaircir les conditions de son voyage à Varsovie et de sa rencontre au château de Wilanow avec Brejnev.
D'abord Jean François-Poncet a essayé d'expliquer l'initiative à l'Assemblée nationale. Succès mitigé devant les parlementaires que personne n'avait jugé bon de prévenir du départ de Giscard en Pologne.
Puis ce dernier est intervenu lui-même vendredi soir à la télévision pour dire qu'il avait le droit et même le devoir d'exposer, de façon indépendante, à qui il voulait et quand il voulait, la position de la France dans une crise internationale. Et que le dialogue ne manquait pas de vertu. Ce qu'il n'a pas dit, sans doute pour ne pas ajouter aux craintes des Français, c'est ce que m'a exposé Ponia, à savoir qu'il redoute la faiblesse actuelle de la diplomatie et des forces militaires américaines. Et qu'il redoute plus encore l'efficacité de la diplomatie soviétique, toujours prompte à exploiter les faiblesses des autres, spécialement des Américains.
2 juin
Michel Debré m'a raconté avant-hier sa conversation avec Jacques Chirac, samedi après-midi, chez lui, rue Jacob, dans l'exquis petit hôtel particulier, en plein Saint-Germain-des-Prés, dont il a hérité.
Chirac commence par lui parler de choses et d'autres, puis de la façon dont il voit l'avenir – sombre, dit Chirac ; très sombre, précise Michel Debré.
Et puis, au détour d'une phrase,
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