Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
il lâche ce pour quoi il a demandé à Debré ce déjeuner : il sera, lui, Chirac, candidat, sa décision est prise, il est hors de question de le faire changer d'avis. Georges Marchais, selon lui, sera également candidat à coup sûr. François Mitterrand (ce qui montre qu'il est très bien informé sur son calendrier) hésitera jusqu'en novembre. Quant à Giscard, ajoute Chirac, « je n'en suis pas sûr ».
« Ne me racontez pas d'histoires, dit Debré, il se présentera. Et autre chose, je vous avais prévenu en janvier : je me présenterai aussi. »
À ces mots, Chirac ne cache pas son énervement.
Je ne peux pas le dire à Debré alors qu'il me raconte cet échange : le matin, c'est-à-dire quelques instants avant qu'il ne parte déjeuner rue Jacob, Chirac m'a téléphoné. Il m'a confié (est-ce vrai, est-ce faux ? bien malin qui pourrait le dire ; pas moi, en tout cas, car je sais que Chirac ne dit pas toujours – c'est un euphémisme – la vérité) que Christian Bonnet, ministre de l'Intérieur de Giscard, a dit à l'un de ses amis, hier soir : « Si Michel Debré se présente, j'aurai bien mérité de la République. »
Autrement dit, si Debré se présente face à Chirac, il divisera les voix gaullistes pour le plus grand bénéfice de Giscard.
Évidemment, Chirac n'ose pas balancer cela à Debré. La conversation entre les deux hommes prend néanmoins un tour inimaginable :
« Il vous faudrait cinq milliards pour la campagne, dit Chirac à Debré. Vous ne les aurez jamais !
– Si vous continuez à dire aux industriels que vous rencontrez qu'ils ne doivent surtout pas me donner un franc, il est sûr, réplique Debré, que je ne les aurai pas ! »
Après que Michel Debré m'a fait état de cette conversation, je me sens obligée de lui dire ce que je pense. Les élections européennes – et, avant elles, son échec il y a bien longtemps aux législatives de 1962, alors qu'il était Premier ministre – ont bien montré que cet homme, par certains côtés formidable, était incapable de faire et surtout de gagner une campagne politique. Ce n'est pas la journaliste qui parle, j'en conviens, et chaque homme politique, je le sais, a droit à sa part de folie. Pourquoi les en priver si cela nous amène à écrire article sur article, au besoin pour les dénigrer ? Il n'empêche. Ne pas le dire serait de la non-assistance à personne en danger ! Je fonce :
« Vous n'avez aucune chance face à Giscard et à Chirac. Aucune ! Vous devriez renoncer. Sauf s'il s'agit de porter témoignage !
– En aucun cas ! Je n'ai que faire de porter témoignage, cela ne me suffit pas du tout. Je veux me présenter et j'ai mes chances, même si vous n'y croyez pas. »
Il me dit ces phrases sans aucune irritation, sans aucune mauvaise humeur. Il apprécie que je lui exprime ce que je pense. Mais rien ne le détournera de la route qu'il s'est fixée.
Le soir même, à la maison, coup de téléphone de Roger Stéphane : lui aussi a appelé Michel Debré, il l'a mis en garde, lui a demandé de ne pas tenter ce pari fou. Debré lui a fait la même réponse qu'à moi. Mieux : pour montrer qu'il ne nous en voulait pas, il nous a invités, Stéphane et moi, à dîner chez lui, rue Jacob, samedi prochain !
3 juin
Chirac me raconte, en y mettant le ton, que le pape Jean-Paul II a été outré par le fait que Giscard ait rapporté ses propos de manière inexacte. Selon Giscard, le pape lui aurait dit, après la rencontre de Varsovie : « Je vous comprends. » Un interlocuteur a rapporté à Chirac que c'était complètement faux, que le souverain pontife n'aurait jamais pu dire une chose pareille. Chirac ajoute : « Je ne le sais pas par le portier, je vous le garantis ! » Comme s'il le tenait de la bouche du pape lui-même. Je n'irai pas vérifier.
6 juin
En marge du congrès du Mouvement radical de gauche réuni dans les salons de l'hôtel Méridien, à Paris, Maurice Faure me confie que Mitterrand a assuré Jean-Michel Baylet 33 qu'il avait « 70 % » de chances de ne pas se présenter. C'est aussi une crainte de Jean-Pierre Chevènement avec lequel j'ai déjeuné hier et qui m'a paru enterrer sa candidature.
Signe des temps : alors que je pénètre dans la salle du congrès, je lis une affiche qui en dit long sur le mouvement en cours dans les médias et sur la difficulté qu'aura le ministre de l'Intérieur à interdire longtemps les radios libres : « Radio
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