Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986

la mairie de Paris, d'arriver à temps au Panthéon et de voir la foule assemblée au quartier Latin applaudir le nouveau Président. Mais Mitterrand me prend à bord de la voiture qui l'y conduit, où s'entassent certains de ses accompagnateurs, dont Claude Estier. Pour des raisons de protocole, le chauffeur me laissera en chemin, quelque part sur le boulevard Saint-Michel.
    Dans la rue, entre les quais et le dôme du Panthéon, l'atmosphère est inouïe. Je n'ai jamais vu cela : les voitures officielles sont comme avalées par la foule. Celle de Mitterrand passe, celle de Mauroy est arrêtée. J'en profite pour foncer vers la Sorbonne et rejoindre la foule au bas du Panthéon.
    Lorsque j'arrive, je vois de loin Mitterrand remonter la rue Soufflot, presque porté par la foule, entouré de ses amis qui, de sa vie, ne seront, je pense, jamais plus aussi nombreux. Je ne le vois que de dos. Je suis à quelques dizaines de mètres de lui lorsqu'il entre dans le Panthéon avec sa petite rose à la main et son pantalon trop court, pour fleurir la tombe de Jaurès. La Marseillaise éclate, celle de Berlioz : un orchestre, sur le côté gauche de la place du Panthéon, et une voix magique, celle du ténor Placido Domingo. La scénographie a été fixée par Jack Lang.
    Pour le reste, je suis perplexe : je trouve, je l'avoue, cette cérémonie un peu grandiloquente et néanmoins émouvante, parce qu'une page – que dis-je, une page ! un chapitre – de la V e  République est tournée. Que sera demain ? Comme tout le monde en France, j'ai peur, absurdement, de l'arrivée au pouvoir d'une gauche qui, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a jamais gouverné. Ce qui ne m'empêche pas de trouver que l'aventure de Mitterrand et des siens est romantique à souhait.
    Je n'ai pas le temps de m'interroger longtemps sur l'espèce d'angoisse que je ressens : à peine les voitures officielles sont-elles parties qu'une effroyable averse s'abat sur la place. La foule se disperse en courant ; les forces de l'ordre n'auront pas eu besoin de vider les lieux, le ciel s'en est chargé.

    23 mai
    Composition du gouvernement de transition destiné à gérer les affaires courantes jusqu'aux législatives : autour de Pierre Mauroy, beaucoup de monde, mais pas de communistes, Mitterrand ayant dit qu'il gouvernerait après les élections avec la majorité sortie des urnes. En revanche, toutes les tendances de la gauche non communiste y trouvent leur place : de Michel Rocard, ministre d'État, à Michel Jobert, ancien ministre de Georges Pompidou et animateur de la gauche gaulliste ; de Jean-Pierre Chevènement à Maurice Faure ; de Jacques Delors, venu du syndicalisme et passé par Chaban-Delmas, à Gaston Defferre, éternel ancien rival malheureux de Guy Mollet au PS. Le point commun entre tous les membres, peut-être trop nombreux, de ce gouvernement : ce sont des sociaux-démocrates qui n'ont pas de couteau entre les dents, qui parlent réforme, certes, en aucun cas de révolution.
    Déjà, au pif, je pressens quelques frictions : Michel Rocard avait demandé l'Éducation nationale, Mitterrand s'y est opposé. Il sera ministre d'État, certes, mais au Plan et à l'Aménagement du territoire. Quant à Jean-Pierre Chevènement, il voulait le ministère de l'Économie, il doit se contenter de la Recherche. Avec, comme Rocard, ce titre de consolation : ministre d'État.
    L'innovation qui prête à sourire, c'est la création d'un secrétariat d'État au Temps libre, confié à un syndicaliste de l'Éducation nationale. Roger Priouret 29 , qui est à côté de moi à l'antenne de RTL pendant que j'analyse la composition du gouvernement, prend le micro pour dire en ne plaisantant qu'à demi : « Un ministère du Temps libre au moment où tant de Français cherchent du travail, c'est d'un raffinement inouï ! »
    Quant à la nomination de Pierre Joxe, le doctrinaire du PS, à l'Industrie, elle risque de faire trembler d'effroi les chefs d'entreprise ! La présence au gouvernement d'Alain Bombard, le navigateur solitaire des années 1950, ne m'étonne pas vraiment : il a été nommé à l'Environnement, domaine dont il était le responsable au PS depuis des années.

    25 mai
    Le problème, c'est que tout confirme l'inquiétude dont Pierre Mauroy faisait preuve le 21 mai, avant même que le gouvernement ne soit nommé : le franc est attaqué et montre des signes de faiblesse face au dollar et même face aux autres monnaies