Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986

longuement, ou presque, que son invité. Or celui-ci n'a pas prévu la longueur du toast de Mitterrand, il faut donc qu'il improvise, à partir de son intervention prévue pour durer vingt-cinq minutes, de quoi prononcer une réponse d'une longueur bien supérieure. Tout cela devant des invités qui n'ont encore ni mangé ni bu. Il faudra près de trois quarts d'heure avant que les serveurs commencent à passer les plats !

    Voilà pour la petite histoire. Sur le fond, et notamment sur les événements de Pologne dont il a beaucoup parlé ce soir, la présence des communistes au gouvernement ne lui fait pas changer de langage. Il condamne la Russie, voilà tout. Au fond, sur les grands problèmes internationaux, il n'a pas changé d'un iota depuis 1965. Le paradoxe est que cet européen convaincu, militant de la liberté, démocrate et socialiste, aura été celui qui a fait entrer des communistes dans son gouvernement...

    Quelqu'un qui a changé, en quelques mois, c'est moi. Mes yeux ont vieilli : je ne peux plus lire sans lunettes ! Tragique tournant. Il n'y a pas que mes yeux, d'ailleurs. Tout, cou, menton, ventre, peau, a changé. En si peu de temps que j'en suis stupéfaite. C'est la vie. Et aussi Radio France.

    Le Monde sort aujourd'hui un rapport d'écoutes de Francisci, un des grands patrons des jeux et autres casinos. Il semble que celui-ci ait téléphoné à l'avocat Paul Lombard pour obtenir une intervention de Roland Dumas auprès de Defferre, sans doute en faveur d'un nouveau cercle de jeux. Est-ce une nouvelle affaire des diamants ? Pourquoi Le Monde sort-il cela ?
    Paradoxe de la presse, que les hommes politiques ne comprennent jamais. Ils imaginent, derrière un scoop, un complot, un mauvais coup visant à les abattre. Pour les journalistes, un scoop est un scoop, voilà tout. Cela étant, la « deuxième gauche », aux rangs de laquelle il faut sans doute compter Le Monde , a un art qui n'appartient qu'à elle d'anéantir – ou de chercher à le faire – le régime qu'elle a contribué elle-même à mettre en place. Masochisme ?

    9 mars
    Déjeuner avec Robert Badinter et Pierre Bénichou. Robert Badinter raconte en vrac :
    1) L'attitude des nouveaux magistrats qui se sentent abandonnés par la Chancellerie parce que celle-ci ne leur donne plus d'ordres individuels. Du coup, ils font parfois n'importe quoi : ainsi ont-ils, par exemple, condamné le père d'une victime de l'attentat de la rue Copernic pour outrage à magistrat ! Il cite d'autres exemples que je ne retiens pas ce soir.
    2) Lombard-Dumas : dans le compte rendu des écoutes téléphoniques publié par Le Monde , il y aurait eu, nous assure-t-il, une censure. Une phrase où Lombard aurait dit avoir reçu 60 000 francs pour intervenir. Du coup, Dumas ne peut plus que charger Lombard. « Et encore, susurre Badinter, dans la meilleure des hypothèses : celle où Dumas n'était au courant de rien ! »

    13 mars
    Je me demande ce que cache cette nouvelle boulimie de voyages qu'a Mitterrand. Une façon de se prouver à lui-même qu'il n'est pas vraiment malade ? Ou l'envie, au contraire, de laisser sa marque sur le monde entier ? Pourquoi ce rythme endiablé, de Rome à Washington, de Washington à Tokyo : après quoi court-il ?
    Tandis qu'en France, le malaise de la gauche – suicidaire, comme avant 1971 – s'accentue de jour en jour.

    17 mars
    Échec cuisant de la gauche, au premier tour des élections cantonales, dimanche dernier, le 14.
    Comment s'en étonner ? Depuis quelque temps, la gauche flotte. Sa ligne politique devient illisible, les perspectives encombrées, le paysage brouillé.
    Nous avons tous, les uns et les autres, voté pour un Mitterrand libéral, démocrate et socialiste. Nous avons voté le plus souvent malgré ses promesses, en espérant qu'il ne les honorerait pas toutes. Or voici qu'il les tient.
    Plus : les socialistes ne cessent d'en faire de nouvelles. Et comme Mitterrand est divers, multiple, chacun se croit soutenu par un Mitterrand différent.
    Les uns se disent libéraux, car en Mitterrand il y a du libéral. D'autres crient au complot de la droite comme il y crie lui-même. D'autres encore s'irritent de voir le Parti communiste freiner tel ou tel projet. Les derniers s'indignent de voir la gauche chrétienne, cette gauche que Mitterrand a réveillée à force de la dénoncer, envisager, pour s'en réjouir, le départ des communistes du gouvernement.
    Tout cela dans une