Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
s'autofinance et équipe câbles et satellites, domaines dans lesquels notre pays a pris, en dix ans, un retard considérable par rapport aux autres pays européens. Eh bien, malgré tout cela, il semble que le pouvoir soit définitivement allergique à l'audiovisuel ! Pour de mauvaises raisons, évidemment : parce que le porte-parole du gouvernement se plaint que le compte rendu du Conseil des ministres, qu'il fait tous les mercredis, ne soit pas autant relayé qu'il le voudrait par le journal télévisé. Parce que tel ou tel député juge que le directeur de la station locale de FR3 lui est hostile. Et surtout parce que chaque dirigeant politique a son avis sur la télévision.
Un avis d'autant plus prononcé qu'il ne la regarde pas. À l'exception du journal télévisé, je suis convaincue qu'aucun homme politique ne regarde une minute d'un film ou d'un téléfilm. Ils nous disent chaque jour regretter le Don Juan de Marcel Bluwal ou Les Perses de Jean Prat, comme si les créateurs, auteurs, réalisateurs n'existaient plus dans le monde d'aujourd'hui !
28 décembre
Je ne veux pas que mes digressions sur l'audiovisuel relèguent au second plan, dans ces carnets, l'observation de la politique et de ses acteurs. J'ai donc pris la décision de noter sur des cahiers à part le résumé de mon activité à la Haute Autorité. En revanche, dans ce cahier-ci, je ne retiendrai que les événements politiques. Je ne parlerai pas des autorisations que nous accordons chaque semaine aux radios privées, qui ne cessent de proliférer : à peu près 1 600 dans la France entière. Je ne parlerai pas ici de la vie quotidienne de la Haute Autorité, des luttes qu'il lui aura fallu mener pour définir ses pouvoirs, voire tout bonnement exister, mais uniquement de ce qui, en elle, touche à la politique.
Schizophrénie volontaire entre l'actrice et la spectatrice. Même si les choses seront sans doute plus difficiles à dissocier que je ne le crois.
Déjeuner, donc, avec Pierre Mauroy aujourd'hui. Cet homme est tout sauf médiocre. Il paraît que Mitterrand lui répète : « Vous ne cessez de faire des progrès ! » Ça ne l'énerve ni ne le réconforte, comme si, depuis longtemps, Mauroy avait pris ses distances avec les choses et les gens, content lorsqu'il est complimenté, indifférent quand il ne l'est pas. Encore une fois, quelqu'un qui a fait ses études secondaires avec Guy Mollet et a passé sa maîtrise avec Mitterrand ne saurait être un naïf.
Il parle de François Mitterrand avec une désinvolture que je ne lui connaissais pas. Il me semble, contrairement à ce que j'écrivais il y a quelques jours, qu'il a déjà fait son deuil de Matignon. Je ne sais pas ce qui s'est passé avec l'Élysée : toujours est-il qu'il se pose aujourd'hui le problème de sa sortie.
Autant que je le comprenne, voici ce qu'il m'a dit : que le problème, pour lui, désormais, n'est pas de tenir six ou huit mois de plus ; l'important est de bien tomber. Il ne veut pas se positionner au centre, mais rester le recours de l'union de la gauche, d'une « sage » union de la gauche. Dans ce cas, il lui faut refaire le plein du courant A, c'est-à-dire faire réexister son propre courant, le faire renaître : « Il faut, dit-il, nager dans le courant A ! » Dans son esprit, il ne devrait faire qu'une bouchée de Joxe et de Jospin.
Par ailleurs, il est conscient d'avoir réussi son passage à Matignon. De n'avoir pas raté son coup. C'est cela, je trouve, qui l'a le plus changé : cette impression, par exemple, qu'il a réussi la désinflation contre tout le monde, et même contre le Président . Voilà ce qui lui donne cette force et cette certitude : le Premier ministre peut sortir du jeu et redistribuer ses cartes. Le président de la République, lui, est ficelé pour sept ans.
30 décembre
« Eh oui, prendre le Parti, me dit Georges Fillioud auquel je raconte – en partie seulement – ma conversation de la veille. Mais Mauroy oublie qu'il y aura à ce moment-là un autre Premier ministre ! »
C'est vrai. Ambiguïté, limites, « insupportabilité » de la V e République pour le Premier ministre en poste. À Matignon, il est condamné à être, tôt ou tard, le rival du président de la République. À moins que, prisonnier de ses filets, il n'existe tout bonnement plus. Hors de Matignon, il est dans l'ombre, condamné à voir immédiatement un autre Premier ministre, son successeur, mener le jeu.
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