Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
déjà très bien le secteur public et qu'il ne se heurtait pas à un « feu rouge » de la majorité socialiste, dont il était proche, se révèle de jour en jour bien décevant. Il déteste les programmes, ne cesse de se plaindre des saltimbanques qui l'entourent, s'élève contre ses directeurs généraux et voue aux gémonies l'équipe de Pierre Desgraupes qu'il nous accuse de favoriser.
La conversation avec Mitterrand s'achève. Nous convenons – sagement – que le plus urgent est d'attendre. Efforçons-nous d'insuffler de l'énergie à ce service public toujours souffreteux, et nous verrons plus tard pour ce qui est des pouvoirs de la Haute Autorité.
Ce dont j'avais peur, c'était non pas, bien sûr, que la Haute Autorité ait davantage de pouvoirs. C'était, en en ayant davantage, qu'elle se retrouve désormais en première ligne, là où la colère des politiques en général et du Président en particulier m'atteindrait de plein fouet. C'était non pas cette étape que je redoutais, mais celle qui suivrait.
Je me suis aperçue que peu de gens sont capables de refuser les faveurs qu'on leur fait, même lorsqu'ils savent pertinemment qu'elles deviendront très vite un bouquet de chardons. Je ne voulais pas triompher aujourd'hui pour mieux tomber demain.
Le fait est que Mitterrand m'est apparu, à l'occasion de ma visite à l'Élysée, en pleine forme physique, alors même que je m'attendais à le trouver fatigué. Ironique, mordant même vis-à-vis de lui-même.
« Quelle est votre explication de l'issue des élections municipales ? lui ai-je demandé en fin de conversation.
– Qu'on a pris une tape ! » m'a-t-il répondu, presque enjoué.
Curieux homme, partagé entre les forces de la nuit (passion, fureur, violence, peut-être désespoir) et celles du soleil (humanisme, gaîté, brio, séduction, sagesse).
Enfin, voilà la Haute Autorité passée à côté de la tourmente. Pour combien de temps ?
Je note, en relisant les feuillets précédents, que Mitterrand avait déjà dit à Mauroy, le 26 mars, comme il me l'a redit au téléphone un peu plus tard : « C'est une question de vie ou de mort ! »
7 avril
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Aujourd'hui, j'ai reçu avec Daniel Karlin les représentants des Antillais indépendantistes qui ont refusé le regroupement que nous leur proposions et n'ont pas obtenu l'autorisation d'émettre de la Haute Autorité. Je leur ai proposé de venir m'en parler.
Ils arrivent, six ou sept armoires à glace, assez décidés à obtenir l'autorisation que nous ne pouvons leur accorder. Après quelques palabres et explications, nous sommes donc accusés de racisme, ce qui nous insupporte. Puis deux ou trois d'entre eux s'assoient devant la porte et signifient que sans autorisation, ils ne nous laisseront pas partir.
Séquestrés ? Au début, cela nous fait rire, d'autant qu'aucun de nos interlocuteurs musclés n'a pensé à couper le téléphone du bureau de Daniel Karlin où nous étions réunis. Nous ne voulons pas d'emblée appeler à la rescousse le personnel de la Haute Autorité. Nous continuons donc, avec les colosses assis par terre, notre conversation, par ailleurs instructive, sur l'indépendance de la Guadeloupe.
Nous leur expliquons que leur engagement indépendantiste ne fait pas problème à la Haute Autorité, qui n'a aucun moyen de refuser une radio pour des raisons politiques : voudrions-nous le faire que nous ne le pourrions pas ; la loi a en effet tout prévu, sauf le refus d'une radio libre pour motifs politiques. Ils pourraient, s'il s'agissait de notre part d'une telle motivation, nous attaquer aussitôt devant le Conseil d'État et obtenir gain de cause.
Notre babil les laisse complètement indifférents. Ce qu'ils veulent, c'est une radio tout de suite, et à eux, rien qu'à eux ! Pas question de se retrouver avec un autre petit groupe d'Antillais autonomistes.
Nos explications pour leur dire que, techniquement, il n'y a plus de fréquences disponibles ne les convainquent pas davantage.
De guerre lasse, au bout d'environ deux heures, ce qui me semble un temps suffisant, je décroche le téléphone, à la grande surprise de nos apprentis « séquestrateurs » qui avaient oublié qu'il fallait commencer par le couper, et appelle l'intendant de la Haute Autorité.
Quelques secondes plus tard, comme dans les meilleurs scenarii, deux ou trois de nos collaborateurs donnent un grand coup dans la porte,
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