Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
lendemain matin. Pas à 60 ans ! » Il dit aussi : « Si l'Histoire veut vous sourire, elle finit par vous sourire. »
Il se lance enfin dans une grande fresque sur le socialisme. Selon lui, la gauche qui le condamne aujourd'hui vient directement du courant démocrate-chrétien. Ce n'est pas la première fois qu'il me dit cela, mais, aujourd'hui, il est encore plus clair : « Au fond, me dit-il, une expérience sociale-démocrate arrangerait bien tout le monde : l'UDF, cela va sans dire ; les communistes, n'en parlons pas ! La gauche du Matin et du Nouvel Observateur est née de l'évolution de l'Église. Tout vient, dans ce courant, de la tentation de l'Église de s'arroger le monopole de la gauche, mais à une condition : que le socialisme se purge de son matérialisme historique. En réalité, cette volonté se réveille à la moindre défaillance du socialisme historique. Le réflexe est alors : “Ouf, passons à une autre gauche !”
« Ce qui explique, poursuit-il, que le socialisme d'aujourd'hui soit sur la défensive. Il n'y a que moi qui ne le suis pas. Les gens qui reprochent au Parti socialiste son absence de démocratie mentent. Si vous connaissez un parti plus démocratique que le PS, où tout le monde dit n'importe quoi, faites-le-moi savoir ! La réalité, c'est que le socialisme historique se trouve combattu de toutes parts par une aspiration plus individuelle, une aspiration au salut ! »
Dans ce contexte, le succès actuel de Michel Rocard ne lui paraît pas dû au hasard : « Les hommes expriment des courants idéologiques : Rocard s'identifie à une autre forme de socialisme. »
« Je ne crois pas, ajoute-t-il enfin, à la gratuité d'un homme de talent ! »
Je demande là-dessus des explications. Il veut dire que Rocard est sous-tendu par une idée, et conclut enfin : « L'Histoire s'explique par l'alliance des orthodoxies : il y a toujours alliance des orthodoxes contre les hérétiques. Regardez Moscou-Washington ! »
Je ne suis pas sûre d'avoir compris ce qu'il veut dire : se sent-il hérétique, se sent-il orthodoxe ?
Début juin
Roland Leroy, vendredi dernier. Comment écrire cette espèce de sentiment ambigu qu'il me donne ? Il est tout à fait intransigeant et, à ce titre, il me déplaît. Mais il est aussi tellement intelligent et doué, tellement plus que Marchais !
Qu'est-ce que je tire de notre conversation ? À vrai dire, des impressions plus que des certitudes.
D'abord, celle que la direction, contrairement à ce que je pensais ces derniers jours, est en passe de juguler les contestataires : l'un d'entre eux (dont j'oublie le nom en écrivant ce soir) semble avoir commis une erreur en donnant une interview à L'Express , ce qui a permis à Leroy de foncer contre les « fractionnistes ». Il a senti, me dit Leroy, qu'il allait trop loin. Il m'a téléphoné le dimanche qui a suivi la parution de son interview et, sous d'amicales pressions, il a lui-même décidé de remettre à plus tard la publication d'une autre liste de contestataires. »
Ce point de vue est vérifié par Roger Ardouin, notre correspondant à Marseille, qui me fait part du flottement autour de la cellule d'Aix-en-Provence et du déchaînement, à la base, des communistes orthodoxes contre les fractionnistes : Leroy s'en est d'ailleurs occupé personnellement, de la cellule d'Aix, après son retour de Cuba.
Je lui demande, à propos de ce voyage à Cuba, s'il a volontairement quitté le sol français, si c'était pour faire la démonstration que, sans lui, la direction était incapable de se débrouiller seule. Réponse : un sourire. Puis : « Il y a un peu de cela, et, en plus, j'aime beaucoup Fidel Castro ! »
La direction du Parti : il ne profère pas un mot quand je lui dis que je trouve incompréhensible le comportement de Marchais, qui a flotté, hésité ou donné le sentiment d'hésiter. Il le pense aussi, sans doute, puisqu'il ne m'interrompt pas. « Quel sacré bonhomme, me dit-il à un moment, tout de même ; il a un de ces talents de communication ! »
Il juge que s'est engagée une sorte de course de lenteur entre les contestataires et la direction du Parti : la direction veut vider l'abcès tout de suite pour avoir un bon XXIII e Congrès. Les contestataires veulent au contraire faire durer les choses jusqu'au congrès.
Pendant ce temps-là, s'est déroulée l'intervention au Zaïre 38 . À la demande du général Bokassa,
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