Romandie
1
Par une nuit glaciale de décembre 1833, une grande barque
sous voiles latines approchait la berge du Léman, à Ouchy. Quand les bacounis
aux doigts gourds abattirent la toile tendue par le gel intense, le bateau
perdit son erre. Le clapotis provoqué par une ancre discrètement mouillée
troubla le silence. L’absence de fanal au mât indiquait que l’équipage se
gardait d’attirer l’attention d’éventuels noctambules. Les villageois d’Ouchy
dormaient, certes, mais quelques lueurs vacillantes révélaient que Lausanne, juchée
sur ses collines, comptait des insomniaques. Et le guetteur de la cathédrale
qui, de la tour du beffroi, avait déjà lancé deux fois aux quatre points
cardinaux : « Il a sonné douze, il a sonné douze ! », eût
été intrigué par un feu glissant sur le lac en pleine nuit.
En plus des bacounis se trouvaient, à bord de la barque
venue de Nyon, deux voyageurs qui avaient largement payé le patron du bateau
pour le décider à naviguer dans l’obscurité par une telle fricasse, ainsi qu’un
Romand nomme le froid mordant.
Accroupis sur le bordage, marins et passagers scrutèrent un
moment le rivage. Tous parurent soulagés en apercevant enfin le signal escompté :
la lumière d’une lanterne balancée sous les arbres qui bordaient la grève. Aussitôt,
l’un des bacounis tira sur l’amarre du naviot qu’il amena contre le flanc de la
barque et, sans un mot, y descendit. Les deux voyageurs l’imitèrent prestement.
En vingt coups de rames, le petit esquif atteignit la rive.
Un raclement sur les galets annonça qu’on touchait terre. Les
deux voyageurs sautèrent sur la berge, serrèrent la main du marin qui leur
souhaita bonne chance, comme s’il évaluait les risques qu’allaient affronter
ces hommes. Tandis que le naviot s’éloignait pour rejoindre le grand bateau, dont
la silhouette fantomatique apparut un instant dans un rayon de lune filtrant
entre les nuages, les débarqués marchèrent résolument vers le porteur de
lanterne. La fine couche de neige gelée se brisait en crissant sous leurs pas, tel
du verre de Venise.
L’homme qui, adossé au tronc d’un arbre, avait fait le
signal convenu, ne daigna pas aller au-devant des voyageurs. Il ne vit pas –
ou négligea volontairement de serrer – les mains tendues.
— Messieurs, dit-il avec l’accent rocailleux d’un
Bourguignon, je suis prêt à vous conduire au général. Le sentier est un peu
raide et glissant. Suivez-moi sans faire de bruit.
Ceux qui fréquentaient Beauregard, une des plus belles
demeures des hauts d’Ouchy, à Montchoisi, eussent reconnu dans ce guide peu
loquace l’adjudant Jean Trévotte, dit Titus, ordonnance depuis plus de trente
ans du général Fontsalte [1] . Ce gaillard, bien qu’affligé d’une jambe de bois, allait bon train, et l’un
des deux hommes lui demanda bientôt de ralentir le pas :
— S’il vous plaît, souffla-t-il, j’ai du mal à vous
suivre !
Il s’exprimait en bon français mais avec un accent que l’adjudant
Trévotte, vieil habitué des champs de bataille de l’Empire défunt, reconnut
pour être d’Europe centrale. Titus ralentit le pas en maugréant. Le gel
raidissait sa moustache et il appréciait peu des gens qui faisaient tant de
mystère et voulaient rendre visite au général après minuit sonné.
En évitant de passer trop près des maisons, étagées entre
vignes et prés, que la multiplication des constructions nouvelles étrécissait
un peu plus chaque année, les trois ombres, en file indienne, parvinrent devant
le portail de Beauregard. Négligeant l’entrée principale, Trévotte contourna le
mur d’enceinte et ouvrit la porte des communs. Une allée étroite, réservée aux
fournisseurs et aux domestiques, conduisit les visiteurs au pied d’un petit perron.
— Madame dort, là-haut, indiqua l’unijambiste, invitant
ainsi les visiteurs à garder le silence.
Par un couloir chichement éclairé, le groupe traversa le
rez-de-chaussée, puis le guide s’immobilisa devant une porte à double battant, d’où
filtrait un rai de lumière. D’un geste, il imposa aux visiteurs d’attendre et
entra seul dans le cabinet de travail. Il reparut aussitôt pour inviter les
étrangers à franchir le seuil.
Le général Fontsalte, ancien officier au service des
Affaires secrètes et Reconnaissances de Bonaparte, Premier consul, puis de
Napoléon I er , empereur, n’était pas homme à s’étonner du
mystère dont
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