Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
l'argent aura moins de place ») et la prise en charge réelle des conditions de la vie quotidienne.
« Je suis frappé de deux choses, ajoute-t-il. La gauche s'est laissée aller à confondre les fins et les moyens. Les nationalisations sont un moyen nécessaire, mais c'est un moyen, et non une fin. »
C'est la première fois que Michel Rocard prend clairement position : il parle de succession, il se définit comme opposant à Mitterrand au sein du Parti socialiste. La guerre est ouverte entre les deux, en réalité, depuis le soir du deuxième tour des législatives. Aujourd'hui, elle prend un tour nouveau.
Conversation capitale, ce matin, avec Pierre Mauroy, sur le coup de 10 heures du matin.
Ainsi donc, comme les choses sont curieuses ! Voici Pierre Mauroy devant moi m'expliquant comment il a été « eu » par Mitterrand ! Après que, vendredi, il a conclu un accord avec lui, le texte en a été publié cinq jours plus tard, mais sans que Mitterrand ait fait la moindre allusion à lui ! Il me dit sans détour, avec une franchise dont je ne l'aurais pas cru capable et qui s'explique par une exaspération mûrie depuis plusieurs semaines, qu'il ne se sent plus capable de travailler avec Mitterrand : « Parce qu'il me propose un accord et qu'il le dénonce aussitôt. Parce qu'il me traite bien, mais exige que j'abandonne tous mes copains ; et une fois que je les aurai abandonnés, il me liquidera de la même façon. J'ai trop vu cela avec Guy Mollet, je ne le revivrai pas avec lui ! »
Une rupture entre Mauroy et Mitterrand ? Je ne pensais pas cela possible depuis Épinay. Il faut dire que la montée de Michel Rocard à l'intérieur du Parti – un des « copains » que Mitterrand lui demande précisément de laisser tomber – n'y est pas pour rien...
4 juillet
Re-Mauroy.
Donc, il a pris sa décision. Demain, il attaquera à la réunion du secrétariat du Parti dans un discours qu'il pense construire ainsi : « Je rends hommage à François Mitterrand qui, que, et donc, etc. Mais le problème est celui-ci : le courant 1 41 existe-t-il toujours ? Si oui, alors que veut dire le texte des 30 42 ? Je le dis tout net : ce texte des 30, je n'en ai pas eu connaissance avant le matin même du jour où il a été rendu public. Et encore, j'ai eu droit à une lecture cursive qui m'en a été faite par Louis Mermaz. Il est hors de question pour moi de me rallier à ce texte. J'ajoute qu'il ne sera pas sur ma table le jour où sera élaborée la motion pour le futur congrès.
« Si le courant 1 n'existe plus, compte-t-il continuer, alors je réclame du comité directeur la réunion d'un congrès en décembre. »
Il rencontrera donc, en ce sens, Michel Rocard demain à 9 heures, trois quarts d'heure avant la réunion du secrétariat, pour lui faire savoir sa position.
De deux choses l'une : ou bien le premier secrétaire accepte de le prendre en considération, et alors Mauroy m'assure qu'il jouera le jeu de Mitterrand – au moins jusqu'à la prochaine fois.
Si Mitterrand n'accepte pas un rapprochement avec Mauroy, celui-ci rejoindra Michel Rocard, quitte à faire exploser une bonne fois le sacro-saint courant 1.
Je ne crois pas qu'il calera, tant les conventionnels mitterrandistes lui ont échauffé les oreilles.
Reste à savoir, après ces confidences, ce que j'en pense moi-même. Essayons :
Je ne crois plus au Programme commun ni à l'alliance avec les communistes, ni non plus aux communistes.
L'évolution de Mitterrand, sa gauchisation actuelle, son irritation – sûrement due à son échec récent et renouvelé – sont insupportables à beaucoup de gens qui l'entourent.
Je ne comprends plus ce qu'il fait ni ce qu'il cherche. Même si j'ai le plus souvent jusqu'à présent voté socialiste, les nationalisations m'ont toujours fait peur. Et aussi la façon qu'a Mitterrand de penser que l'économie n'a aucune importance, qu'on peut tout dire dans un programme et que cela ne porte pas à conséquence (Jean-Pierre Chevènement, je m'en souviens, m'a raconté un jour qu'il n'avait lu que vaguement la partie économique du Programme commun !).
5 juillet
Vu Chaban-Delmas à l'hôtel de Lassay 43 , remonté comme une pendule, avec, de temps en temps, une curieuse inflexion de sa voix dans les aigus, quelques rugissements sonores étonnants. Il fait mine de s'apitoyer sur la haine qui oppose Chirac à Giscard. Si on se fie à lui, il n'y a apparemment aucune chance
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