Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
elles ont élevé entre Mitterrand et lui une sorte de mur : Rocard est resté un militant. Même s’il est plus familier des milieux économiques que Mitterrand, il n’a pas les mêmes amitiés que lui. Il a été le plus souvent placé devant le fait accompli par les opérations engagées par Bérégovoy (voire Roger-Patrice Pelat !)
Tout cela n’est pas fait pour que le climat politique se détende, alors qu’il n’en peut mais ! Il semblerait qu’il soit vraiment démoralisé par la façon dont les choses tournent, étant exclu des décisions qu’il doit bien finir par assumer : l’audiovisuel, l’affaire de la Société générale, celle de Péchiney... Même si les municipales ont été plutôt bonnes pour la gauche au printemps dernier, il a vraiment eu peur que l’extrême droite ne finisse par profiter des odeurs de fric qui polluent les rangs socialistes.
Tout compte fait, on en revient toujours à ce qui sépare, depuis des années, les deux hommes : il n’y a pas eu entre eux la moindre évolution depuis les années 1970. Rocard et Mitterrand veulent tous deux réduire les inégalités et réformer la société. À cette différence près que Rocard juge les moyens prônés par Mitterrand archaïques et dépassés. Pour renouer avec la croissance, il n’entend pas heurter de front les milieux économiques, mais privilégier les rapports avec des centristes éclairés, et il n’a pas le culte des nationalisations. Mitterrand, lui, reproche à Rocard de n’être socialiste qu’à moitié.
Tout cela, dont la presse se fait l’écho depuis maintenant quelques mois, est raconté par Gilles dans un mélange de franche rigolade et de subtiles analyses ! Mitterrand n’est pas, n’a jamais été sa tasse de thé. Martinet se sent libre de critiquer Rocard, et ne s’en prive pas ; mais il n’aime pas Mitterrand : c’est toute la différence.
2 septembre
Roger Stéphane à la maison. Je lui trouve l’air bien fatigué. Il m’a réclamé, pour la première fois de sa vie, je pense, un régime sans sel. Chez un tel gourmet, c’est la marque d’un tourment extrême.
Nous parlons évidemment des relations entre Rocard et Mitterrand. Rien de nouveau. Je pense qu’il a dîné la veille avec Martinet. Il a les mêmes sources que moi : c’est le serpent qui se mord la queue !
9 septembre
Yves Mourousi « couvrait » traditionnellement le samedi, à 13 heures, la non moins traditionnelle Fête de L’Huma et interviewait le secrétaire général du PC. Je l’ai fait pour la première fois aujourd’hui, et mon « client » était donc Georges Marchais. Atmosphère particulière, comme du temps de Mourousi : nous sommes autour d’une table, dans un espace réservé au gratin du Parti. On entend d’ailleurs la rumeur de la foule toute proche. Les principaux dirigeants communistes sont assis sur des chaises dans cet enclos préservé. Ce n’est pas l’interview de Marchais sur la place Rouge 26 telle qu’elle avait marqué les esprits, ni l’une de celles qu’on peut obtenir à l’issue d’un comité central ou d’un congrès. Aujourd’hui il faisait beau, la fête battait son plein : il s’agissait donc plus d’une rencontre conviviale, tout à fait dans le ton de ce que faisait Mourousi, interviewer à la fois bienveillant et pointu. Marchais était vêtu d’un complet d’été gris et blanc, cravate assortie. Moi, j’étais en vert clair : une vraie partie de campagne !
Cela, c’était pour l’atmosphère générale. Sur le fond, Marchais a passé son temps à dire, avec son sourire meurtrier, tout le mal qu’il pense de la social-démocratie à la Mitterrand-Rocard. Je m’y attendais. Et puis, quand l’interview d’une demi-heure en direct a été terminée, et après qu’il m’a eu dit pendant trente minutes toutes les réserves que lui inspiraient les décisions du gouvernement et du chef de l’État, nous avons déjeuné ensemble, dans un tohu-bohu bon enfant, à la table que Roland Leroy présidait sous un chapiteau voisin. Nous n’avons parlé ni politique ni télévision, comme entre vieux copains de travail.
Nous avons tout de même parlé de la Hongrie dont Leroy semble aujourd’hui soutenir les efforts pour prendre ses distances vis-à-vis des Soviétiques. Marchais et Leroy me rappellent en chœur avec insistance que le PC français est depuis longtemps sur cette ligne. En douterais-je... ?
15 septembre
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