Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
Claude Estier, qui, pour une fois, ne me raconte pas grand-chose sur le déjeuner de la vieille garde des « Conventionnels », chez Mitterrand, l’avant-veille. Un déjeuner de préparation en vue du futur congrès de Rennes qui doit se tenir au printemps prochain. L’essentiel, leur a dit Mitterrand – je ne saurai rien de plus –, est de « garder » le Parti socialiste. Qu’est-ce que cela veut dire ? Craint-il que Mauroy, une fois de plus, ne rejoigne le camp Rocard, qu’il mette le PS en ordre de bataille derrière une candidature Rocard en 1995 ? Craint-il que la division, chez les siens, entre Laurent Fabius et Lionel Jospin, précisément, les affaiblisse face au camp rocardien ? Qu’est-ce qui le motive aujourd’hui ? Il ne peut envisager un troisième septennat. Alors, pourquoi, après tout, ne pas laisser Rocard tenter sa chance ? Sa popularité reste miraculeusement au pinacle.
« Tu sous-estimes, me dit Claude Estier, l’attachement qui le lie à Laurent Fabius ! Il ne s’agit pas d’un rapport filial, comme tout le monde le dit, mais d’un lien plus fort : d’un attachement politique. »
3 novembre
Maurice Faure me parle à son tour des relations difficiles entre Rocard et Mitterrand. Il a accompagné le Président dans son voyage au Venezuela, il y a quelques jours. Pendant le dîner, à bord du Concorde qui les conduisait à Caracas, Mitterrand n’a cessé de critiquer le projet de budget 1990 tel qu’il était présenté au Parlement par Rocard. Il ne le trouvait pas assez à gauche, le soupçonnait de faire la part trop belle aux centristes. Louis Mermaz 27 , fidèle parmi les fidèles de François Mitterrand, était du voyage : Maurice Faurem’assure qu’à plusieurs reprises Mitterrand lui a conseillé de muscler ses amendements, d’obliger le Premier ministre à faire montre d’un sens plus aigu de ce que doit être un budget socialiste. D’où ces indiscrétions qui ont inspiré quelques articles dans les magazines.
Au fond, Mitterrand adresse à Michel Rocard deux reproches contradictoires. Le premier est de n’avoir pas trouvé – notamment l’année dernière, au moment des grèves massives dans la fonction publique – les mots qu’il fallait pour ne pas apparaître comme une sorte de Raymond Barre plus ou moins de gauche. Le second, paradoxal, est d’être trop proche des centristes, trop sensible à leurs arguments. Pas possible de s’y tromper : Mitterrand veut bien de Rocard à Matignon à condition qu’il n’en profite pas pour rechercher une nouvelle clientèle politique qui lui serve à se faire élire dès 1995 à l’Élysée.
Quel homme étrange, ce Maurice Faure ! On pourrait croire qu’il aime les honneurs auxquels il a été habitué très jeune : or voici qu’il a abandonné de nouveau un poste de ministre, celui de l’Équipement et du Logement. Il lui avait fallu un mois, en 1981, pour renoncer à diriger la Chancellerie ; il lui a suffi de moins d’un an pour laisser tomber l’Équipement. Paresse ou simple goût de la vie ? Il est incontestablement plus heureux en Dordogne ou dans le Lot qu’à Paris. Politiquement, il est radical : ni trop à gauche, ni à droite. Il ne se voit pas d’avenir politique, et d’ailleurs c’est définitif : il n’en veut pas. Quel dommage ! Quelle carrière il aurait pu faire s’il avait eu la moindre ambition ! D’un autre côté, c’est cette absence d’ambition qui le rend tel qu’il est : lucide, surtout à l’égard de lui-même, intelligent et drôle. Son humour n’est jamais méchant : n’attendant rien des hommes et doutant de tous, il se fait à tout, accepte le pire et le meilleur avec indulgence.
Une interrogation : pourquoi Mitterrand, dont il a par deux fois abandonné le bateau, ne lui en veut-il pas ? Réponse : « Il a depuis longtemps accepté ma liberté vis-à-vis de lui. Il ne le comprend pas, mais respecte mon choix. »
6 novembre
Henri Marque, François Lanzenberg et moi prenons le thé – oui, le thé ! – chez Valéry Giscard d’Estaing. Le projet : un documentaireen plusieurs épisodes d’après les trois tomes de l’ouvrage de Mémoires de Giscard, Le Pouvoir et la vie . Un mélange d’archives et d’interviews auquel il a accepté, sans celer son plaisir, de se prêter. Notre trio est assez bien équilibré : la personnalité d’Henri Marque rassure Giscard, qui le sent proche ; François Lanzenberg,
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