Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997

lequel), de la situation : il prendrait tel ou tel dossier selon que le Président allait annoncer ou non la démission du Premier ministre.
    Il ne l’a pas fait ? Ce n’était pas nécessaire : à sa tête, et après les gentillesses de Séguéla le matin même, tout le monde avait compris.
    On imagine la scène : d’un côté, Rocard et ses amis, plongeant la tête dans leurs dossiers ; de l’autre, Mitterrand et ses proches, Joxe, Bérégovoy, se réjouissant sans le dire – ou encore attendant de prendre sa place.
    L’après-midi, ce mercredi-là, me raconte Dreyfus, il s’est retrouvé, sans même y penser, à l’Assemblée nationale pour la séance habituelle des questions orales. Un huissier, surpris, lui a signifié que, ce jour-là, les questions orales étaient supprimées.
    Hier 20 , un dîner intime a réuni à Matignon, pour la dernière fois, Rocard et ses collaborateurs les plus proches, Huchon, Carcassonne,Petitdemange, Colmou, avec, bien sûr, Tony Dreyfus. À noter que ce n’était pas Michèle Rocard qui accueillait ses hôtes, mais une jeune femme nommée Iléana, dont Dreyfus me dit qu’elle est psychanalyste et israélienne. Sa présence était, paraît-il, déjà connue de certains depuis quelques semaines ou quelques mois. De là à la voir à Matignon pour cette fin de partie... Cela donne une idée de la pression que subissait Michel de la part de Michèle : celle-ci avait trop souvent le rôle de l’épouse revêche, surtout lorsqu’elle n’hésitait pas à le rabrouer en public, comme lorsqu’elle le trouvait trop mou, par exemple, à l’égard de Mitterrand. La marmite Michèle/Michel a donc explosé ces derniers jours : il a quitté les deux à la fois, Mitterrand et sa femme. Passons !
    Je reprends le récit de Tony Dreyfus.
    Aujourd’hui, tous les ministres rocardiens, auxquels s’étaient joints Jean-Paul Huchon, Alain Richard et Michel Sapin 21 , ont déjeuné rue de Babylone. Pas très en forme. Tristesse de cette dernière fois.
    Je m’étonne à ce récit : « Tout de même, dis-je, n’aviez-vous pas vu venir le coup ?
    – On en entendait parler depuis longtemps sans y croire tout à fait.
    – Enfin, le cabinet de Rocard manifestait depuis longtemps sa mauvaise humeur vis-à-vis de Mitterrand, au moins autant que le cabinet du président de la République à son endroit !
    – Peut-être, mais nous avions l’impression que nous avions encore beaucoup de choses à faire ensemble. L’attelage Mitterrand/Rocard était très populaire depuis 1988. Il l’était encore hier. »
    Et maintenant ? Il ne discerne pas encore bien les choses.
    Néanmoins, lui dis-je, après l’échéance législative de 1993 viendra la présidentielle de 1995 ?
    C’est ce qui leur permet, il en convient, de ne pas trop céder à la mélancolie. Tout est ouvert pour Michel Rocard qui n’aura pas, la fois prochaine, à craindre la statue du Commandeur Mitterrand.
    Tony Dreyfus a reçu deux coups de téléphone de condoléances. Le premier émanait de Michel Charasse : celui-ci, proche de Mitterrand, et qui ne passe pas pour mâcher ses mots, a néanmoins assuré Dreyfus de la joie qu’il avait eue à travailler avec lui. Le second étaitplus inattendu encore : il venait de Pierre Joxe, qui, dans les semaines précédentes, s’était fortement démarqué de Michel Rocard.
    Deux coups de téléphone au bout de trois ans. C’est peu. Ingratitude de la politique, etc. On peut indéfiniment broder là-dessus.

    16 mai (dans la nuit)
    Le premier commentaire public de Jacques Chirac est intéressant : il connaît bien Édith Cresson, il l’apprécie, elle a organisé un ou deux dîners pour rapprocher Mitterrand de Chirac au moment de l’élection présidentielle de 1981. Toutes choses qu’il ne peut évidemment pas dire. Il a donc prononcé, sur TF1, une phrase assez élégante, sans préjuger de ce que va être sa politique, pour se féliciter qu’une femme soit Premier ministre. Il s’agit d’un événement qu’il qualifie d’important et même d’historique – il a employé ce mot.
    À noter que les réactions dans les milieux économiques sont bonnes. Les industriels, notamment, ont gardé un très bon souvenir du passage de Cresson au ministère du Commerce extérieur et du Redéploiement industriel de 1984 à 1986.

    17 mai
    Pendant que je m’entretenais avec Tony Dreyfus, le nouveau gouvernement était constitué. Sur les 29 ministres nommés