Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997

pour éloigner Balladur de Chirac ? Il n’y a que ce dernier, apparemment, malgré ce que lui serinent ceux de ses conseillers restés proches de lui, pour ne pas s’en rendre compte. À moins qu’il fasse comme si... ?
    2 septembre
    J’interroge Jacques Rigaud sur la personnalité d’Édouard Balladur qu’il connaît depuis longtemps : deux promotions les séparaient à l’ENA.
    Balladur avait eu, tout jeune, des problèmes de santé et avait pris du retard. « Il était déjà solennel, presque gourmé. On n’avait pas envie de lui taper sur le ventre ! »
    « Il est véridique, ajoute-t-il. Il paraît d’une grande sincérité et d’une grande honnêteté. Ce que ne traduit pas toujours la platitude de son discours politique. »
    Rigaud a rencontré pendant l’été Claude Pompidou 47 . Celle-ci luia dit avoir reçu des centaines de lettres de félicitations lors de la nomination de Balladur.
    « Il n’a pas le côté granitique, terrien, de Pompidou, continue Rigaud ; pourtant, il a lui aussi un vrai besoin d’enracinement. On peut lui reconnaître aussi une préoccupation sociale. Certes, il ne fait pas rêver les Français : c’est que leurs rêves sont devenus des angoisses. »
    Jacques Rigaud me raconte son dîner à Matignon avec tous les présidents de chaînes de radio et de télévision publiques et privées, le 2 août, c’est-à-dire en pleine crise, après le week-end monétaire catastrophique de la fin juillet. Il pensait que l’invitation allait être annulée, elle fut finalement maintenue. « Je m’attendais, me dit Rigaud, à un dîner morose, ou à pas de dîner du tout. Il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que Balladur avait gardé intacts son humour particulier, sa distance avec les événements. Il était disert, disponible. »
    Il dit encore : « Contrairement à Édith Cresson et à Jacques Chirac, il sait distinguer l’accessoire de l’essentiel. »
    Il ajoute, parlant de la génération Balladur qui est aussi la sienne : « Nous appartenons à la même génération. Trop jeunes pour nous engager dans la France libre, trop jeunes aussi pour 1958. Trop âgés, déjà installés, dix ans plus tard, pour 1968. Nous appartenons à la génération des rendez-vous manqués. Pas la moindre épopée dans notre vie ! Nous sommes une génération perdue, et pourtant celle qui, tout compte fait, aura voulu, accompagné la modernisation de la France. »
    Globalement, le portrait qu’il trace de Balladur est celui d’un homme méthodique, organisé, qui a beaucoup réfléchi sur l’exercice du pouvoir, contrairement à Jacques Chirac qui pense d’abord et avant tout à sa conquête.
    Un collaborateur de Chirac, j’ai oublié lequel, m’avait dit il y a quelques années que Balladur manquait de sens politique et peut-être même de caractère ! Assez mal vu, il semblerait, d’après le témoignage de Rigaud.
     
    En marge de cette conversation sur la personnalité du Premier ministre, Jacques Rigaud, toujours aigu et drôle, me rapporte une phrase terrible de Mitterrand. Le Président a dîné en juillet avec Louis-Guy Gayan 48 .
    « Tout de même, lui dit Louis-Guy, n’avez-vous pas été injuste en traitant les journalistes de “chiens”, pendant les funérailles de Bérégovoy ?
    – C’est vrai, lui répond Mitterrand. Le soir, lorsque j’ai vu mes chiens, je me suis dit que j’avais été injuste envers eux. »
    8 septembre
    Une nouvelle révision constitutionnelle se prépare au sujet du projet de loi Pasqua relatif à la maîtrise de l’immigration et au droit d’asile dans le cadre des accords de Schengen, loi adoptée en juillet 1993 mais retoquée partiellement par le Conseil constitutionnel le 13 août. Pasqua a protesté contre cette décision, le gouvernement a saisi le Conseil d’État. Celui-ci a jugé qu’il fallait, pour accepter l’entrée en vigueur en France des accords de Schengen et ses conséquences sur le droit d’asile, réviser la Constitution. Le gouvernement a donc engagé une révision constitutionnelle qui doit voir le jour dans les prochaines semaines, après passage devant les deux assemblées 49 .
    Nous nous demandons, au cours d’un dîner du Siècle, pourquoi Mitterrand a laissé faire le gouvernement sur un sujet aussi « sensible », à gauche, que l’immigration et le droit d’asile.
    « Cela prouve tout simplement, dis-je, que Balladur et Mitterrand préfèrent ne pas rompre