Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
connaître. Normalement, ils auraient eu un an, à partir de ce printemps, pour élargir leur électorat dans leur circonscription. Il ne leur reste que dix jours devant eux. Voilà pourquoi il a voulu les aider.
Je lui demande si, à son avis, Chirac gardera Juppé à Matignon. « Juppé a une armature intellectuelle forte, il est président du RPR. La facilité, pour Chirac, sera de le garder deux ans encore, et de s’en séparer à ce moment-là sous prétexte du cumul des mandats. Croyez-moi : si la droite gagne, ce sera Alain Juppé qui aura assuré sa victoire ; si elle perd, ce sera la faute de Chirac. »
Changement de rythme avec la tournée dans la Nièvre. Fabius connaît par cœur ce département où il a dû, au cours de sa vie, passer de longues heures avec Mitterrand. Il amène ses deux protégés en leur montrant, quand il les trouve trop empruntés, comment on distribue des tracts à la sortie d’une usine, près de Cosne-sur-Loire, comment on fait du porte-à-porte en montant dans les immeubles et en s’arrêtant à tous les étages, quitte à se faire claquer la porte au nez. Fabius professeur de terrain : on aurait du mal à l’imaginer à Paris, place du Panthéon, mais, là, dans la Nièvre, et encore plus, je suppose, en Seine-Maritime, le spectacle vaut le coup.
Je trouve néanmoins, comme à Vandœuvre avec Juppé, à Chambon-je-ne-sais-plus-quoi avec Séguin, les sympathisants qui se rendent à ces meetings moins convaincus que les militants. Qu’il s’agisse des salles de gauche ou de celles de droite, je les trouve totalement sceptiques vis-à-vis des programmes. Dans la Nièvre, par exemple, lorsque Fabius parle des 35 heures, personne n’y croit. Il le sent bien, d’ailleurs, puisqu’il me dit en sortant : « Vous avez remarqué, tout le monde pense qu’on va vers la semaine de quatre jours, mais personne ne croit que demain on puisse ne travailler que 35 heures par semaine. »
Ce que j’entends le plus souvent, à la sortie, c’est : « À quoi bon ? » Les gens pensant que les deux, droite et gauche, ne sont pas arrivées à résorber le chômage, que leurs propositions n’ont pas été suivies d’effets, que l’une comme l’autre n’ont donc aucune crédibilité.
Du coup, Fabius, à La Charité-sur-Loire, attaque le bilan du duo Chirac-Juppé. Même s’il reconnaît qu’à gauche il y a « des ombres et des lumières », il met l’accent avec force sur « le bilan très négatif de la droite ».
Il est intéressant de voir ses deux axes prioritaires, hors des bilans comparés. Premier axe, la dissolution ne sert à rien : « Au nom de quoi voudrait-on soudainement que cette même politique réussisse avec 150 députés de moins ? » Là, Fabius marque des points dans l’assistance : celle-ci, en effet, ne comprend toujours pas les raisons de la dissolution que Fabius appelle une « dissolution de manipulation ». Cet argument-là porte : même les non-socialistes présents dans la salle (il y en a) continuent de se poser la question. Second axe : la cohabitation, thème dont Fabius perçoit qu’il a de l’écho. Si on laisse la droite gagner, martèle Fabius, « elle aura tous les pouvoirs, et ellepourra s’attaquer aux retraites, privatiser la Sécurité sociale, ne pas augmenter le SMIC, délaisser la construction de logements sociaux ». Si, en revanche, la gauche au Parlement équilibre la droite à l’Élysée, le changement s’inscrira dans la cohabitation – qui est, d’ailleurs, souligne Fabius, prévue par la Constitution puisque les mandats présidentiel et législatif n’ont pas la même durée. L’argument a le double mérite de rassurer les Français (pas de trop grands bouleversements) et de plaider en même temps pour le changement.
Je m’aperçois que ce que je voulais dire peut être résumé plus simplement : ce qui marche, dans cette campagne, pour la gauche, c’est la perspective d’une cohabitation sans danger. Les électeurs l’envisagent sans aucune difficulté, et même avec plaisir. Je ne suis pas sûre – je suis même sûre du contraire – que lorsque Chirac a dissous, il pensait que la perspective d’une cohabitation se retournerait contre lui.
15 mai
Je reviens sur Philippe Séguin et je me dis que je me suis laissée avoir, l’autre jour, par lui. Il m’a dit qu’il n’était au courant de rien, que Juppé allait rester à Matignon, et pourtant, je suis sûre, en
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