Camarades de front
trottait, une merveilleuse idée… Rentrer, sonner, sonner vraiment fort, aller tranquillement vers ses arrogants beaux-parents, regarder le beau-père assis, imposant et replet dans son fauteuil, lui dire tout ce qu’il pensait d’eux… Des porcs, pas autre chose ! Des porcs endiamantés. Voir leurs yeux de poisson frit quand il s’enfoncerait sa baïonnette dans le ventre… Que ce serait drôle !
Une Mercédès noire, à plaque de police officielle, l’évita. On pouvait entrevoir à l’intérieur des officiers et des dames qui riaient. Le lieutenant se dit qu’il s’ennuyait. Ses copains ! Il y avait des années qu’il les avait quittés… Tous morts peut-être. Il eut peur et revit le petit légionnaire dont le visage brutal sembla se montrer derrière les buissons, là-bas… Un visage sans corps. Le lieutenant dit tout haut :
– Salut, Alfred !
Le petit légionnaire sourit de son sourire de tête de mort. Sa bouche seule souriait, jamais les yeux. Il y avait longtemps que ses yeux et son cœur avaient cessé de sourire.
– Tu avais raison, Alfred ! Dieu ! que tu avais raison ! Nous sommes du bétail et nous mourrons sur le fumier. Vive la Légion étrangère ! – Il cria ces mots tout haut, inconsciemment, se réveilla et jeta autour de lui un regard craintif.
Un schupo arrivait en flânant. Soupçonneux, il dévisagea le lieutenant qui était trempé des pieds à la tête. L’aigle, sur le casque de l’agent, luisait et la pluie dégouttait de sa nuque sur l’imperméable aux reflets brillants. Le lieutenant pressa le pas, tandis que le schupo s’arrêtait pour le suivre des yeux en pensant que ce soir, tout de même, c’était une chance… pas d’alerte. Il continua son chemin.
Le lieutenant tourna dans une rue transversale. Les souvenirs se pressaient en foule… Ce jour où ils étaient en position près de la vallée de Elbrus… Une chaleur écrasante. Pas d’arbres, pas d’ombre, que c’était loin ! Tant de camarades morts d’une balle dans le front sur ces positions-là ! Incroyable ! Il vit défiler toute une série de visages, tous ceux qui avaient reçu une balle dans la tête : le sous-officier Schöler, Gefreiter Busch, panzerschütze Schultze, oberschütze Mall, feldwebel Blom… celui-là même qui voulait aller en Espagne planter des orangers après la guerre. Il parlait toujours de cette plantation d’orangers, n’avait jamais été en Espagne et apprenait l’espagnol dans un vieux dictionnaire en loques. Le jour où il mourut – le tireur sibérien n’avait pas bien visé, aussi eut-il trois minutes d’agonie – il dit à ceux qui l’entouraient :
– Yo no me figuraba.
Le petit légionnaire qui savait l’espagnol hocha la tête et répondit dans la même langue. Blom fut content et mourut en pensant à sa plantation d’orangers. On l’enterra près d’un cactus tordu avec un tout petit morceau d’orange que le légionnaire lui mit dans la main, puis on tassa bien la terre afin que les chiens de la steppe ne viennent pas le dévorer. On n’avait jamais le temps de le faire, il en mourait tant ! Mais pour Blom c’était différent, tout le monde connaissait son vallon d’orangers.
Le lendemain ce fut le tour du lieutenant-colonel von Herling, que le tireur sibérien attrapa juste sous le rebord du casque. Il mourut tout de suite et on ne tassa pas la terre de sa tombe parce que c’était un nouvel arrivant, mais le lendemain on en retrouva un peu car les chiens de la steppe l’avaient déterré. Le commandant, fou de rage, parla de conseil de guerre, mais il faisait tellement chaud dans la vallée de l’Elbrus que l’incident fut oublié avant le soir.
Ce commandant était le colonel von Lindenau qui, plus tard, tomba à Kiev, brûlé dans son char. Son corps carbonisé pendait à l’extérieur de la tourelle et Porta dit qu’il ressemblait à un rôti oublié par la cuisinière. On en avait ri. Comme von Lindenau n’avait manqué à personne, on laissa à Ivan le soin de tout nettoyer, ce qui fut fait. Le commando russe, à l’aide de deux fourches, décrocha le corps du colonel qui fut mis dans un trou avec un peu de terre par-dessus et personne ne sut jamais où le comte von Lindenau dormait son dernier sommeil. Ohlsen hocha la tête. Quelle guerre !
Il était arrivé au bord de la Havel et s’assit sur un banc, sous la pluie, ruisselant, mais il s’en fichait et il découvrit qu’il se trouvait tout à
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